Le processus de désignation du·de la futur·e président·e de l’École est lancé. Dans une tribune publiée le 13 mars, nous déplorions que celui-ci ne donne pas lieu à un débat public concernant les projets d’orientations stratégiques de l’établissement. La date limite de dépôt des candidatures était fixée au 30 mars et 17 candidat·e·s auraient déposé un dossier. Dans la lignée de la tribune précédente, nous aurions trouvé souhaitable de pouvoir comparer les différents projets. Cependant, une seule personne a fait ouvertement état de sa candidature et a rendu public son projet : Alexandre Moatti.

C’est pourquoi nous commençons par appeler tou·te·s les candidat·e·s à la présidence de l’École à rendre publique leur candidature et documents d’intention, par souci de transparence pour les élèves et étudiant·e·s, les enseignant·e·s et chercheur·se·s, toutes les personnes employées par l’École et plus généralement l’ensemble de la société, afin de faire dialoguer cette pluralité de propositions.

À défaut de pouvoir comparer ces différents programmes, nous considérerons ici le projet défendu par Alexandre Moatti, dont le contraste frappant avec le mandat du président sortant Jacques Biot permet de prendre conscience de la diversité des idées qui existent lorsqu’il s’agit d’imaginer le futur de l’École polytechnique et de l’enseignement supérieur français. Nous vous proposons de revenir sur les grandes mesures de ce projet et d’en analyser la pertinence.

 

Cette candidature a pour principale caractéristique de rendre toute sa place à la recherche scientifique dans la formation de l’ingénieur·e polytechnicien·ne. Ainsi, dans une école dirigée par Alexandre Moatti, 50% d’une promotion du cycle ingénieur poursuivrait en thèse après son diplôme de master (contre 30% aujourd’hui). La formation généraliste et pluridisciplinaire de l’École constitue une base solide mais est insuffisante telle quelle. Si le rôle de l’X est de former des ingénieur·e·s capables d’imaginer des solutions innovantes à des problématiques contemporaines ou de décider des approches à adopter face ces questions, de tels défis ne peuvent être relevés qu’avec une connaissance approfondie de l’état de l’art de la discipline concernée et en lien étroit avec la communauté des chercheur·se·s. En témoigne le fait que parmi les start-up d’X mises en valeur par l’École, les idées les plus innovantes sont développées au sein des laboratoires, à l’instar d’Instent, co-fondée par un doctorant du laboratoire d’hydrodynamique de l’X.

Autre point important du programme d’Alexandre Moatti, la suppression du classement de sortie de l’X. Cela représente une rupture avec un dogme encore en vigueur à l’École polytechnique. Nous partageons son constat selon lequel le classement de sortie a perdu de sa raison d’être après 30 années de rétrécissement du recrutement de l’Etat pour les grands corps techniques. Ce classement constitue aujourd’hui le principal obstacle au renouvellement de l’offre de formation et de pédagogie de l’École. Il enferme la deuxième année dans une structure rigide faite de cours magistraux et de petites classes, consacrée par un examen final dans la droite lignée du concours d’entrée, où l’habileté au calcul est au moins autant évaluée que la connaissance et la maîtrise du contenu du cours. Par exemple, le classement de sortie enlève toute possibilité pour les élèves de deuxième année d’effectuer un semestre d’échange dans un autre établissement ou un projet de recherche dans un laboratoire, en France ou à l’étranger.

De plus, les conditions actuelles de ce concours classant ne permettent pas une égalité satisfaisante entre les candidat·e·s. En effet, celles et ceux-ci passent des épreuves différentes selon leur choix de cours tout en étant classé·e·s selon la même échelle. Cet état de fait suffit à rendre l’opération de classement très artificielle. Pire, il incite les élèves à choisir leur cours non pas en fonction de leur intérêt scientifique mais selon des stratégies comptables qui permettent de maximiser le nombre de points obtenus. Les corps eux-même ont manifesté leur volonté de recruter sur des critères plus larges que le simple classement académique. Pour répondre à cette demande, une récente réforme a introduit une épreuve orale (dite de « soft skills ») dans le classement. Cette épreuve doit évaluer un projet non-académique personnel de chaque candidat·e. Plutôt que d’ajouter toujours plus d’épreuves dans la logique du concours classant, l’approche proposée par Alexandre Moatti paraît plus cohérente. Elle prend à la fois en compte les demandes des corps qui ont mené à l’introduction de l’épreuve de « soft skills », tout en libérant les enseignements de deuxième année du carcan pédagogique liée au format imposé du concours. Cette solution a également l’avantage d’évaluer tou·te·s les candidat·e·s sur les mêmes bases.

Alexandre Moatti propose également de diversifier le recrutement du cycle ingénieur, avec un objectif de 50% de recrutement via la filière universitaire, contre 25% aujourd’hui. Cette proposition est une réponse à un entre-soi social très marqué. Déjà en 1995 Michel Euriat et Claude Thélot [1] constataient une proportion d’élèves issus de classes populaires de 9 % à l’X, HEC, l’ENA et l’ENS, contre 29% en 1950. Les seules données récentes dont nous disposons [2] indiquent que cette proportion a encore baissé à l’X et serait désormais de 5% pour les élèves ayant intégré par prépa MP ou PC entre 2010 et 2014. La recherche de l’excellence académique à tout prix ne peut pas justifier une inadéquation totale entre les résultats observés sur l’origine sociale des effectifs de l’École et le modèle théorique de la méritocratie française qui a présidé à sa création.

Enfin, le parcours professionnel d’Alexandre Moatti semble cohérent avec le projet qu’il présente. Qui mieux qu’un docteur pour rapprocher l’École de l’Université et la réorienter vers la recherche ? Qui mieux qu’un historien des sciences pour redonner une vocation scientifique et technique à l’École tout en mettant en perspective les choix d’enseignement avec les enjeux contemporains ? Évidemment, ces questions ne devraient pas dépendre d’une seule personne. L’École polytechnique, comme n’importe quelle université française ou internationale, devrait  être dotée d’une gouvernance représentant le collège académique. Ce décalage s’exprime de manière flagrante lorsque les représentant·e·s de l’École rencontrent leurs homologues internationaux : les président·e·s de ces établissements sont des professeur·e·s élu·e·s par leurs pairs, reconnu·e·s pour leur recherche, et non de purs produits technocratiques de l’administration de leur pays.

 

 

La proposition portée par Alexandre Moatti nous semble donc répondre de manière cohérente aux problèmes de l’École. De plus, cette cohérence retrouvée permettra de mettre fin aux coups de barre contradictoires des dernières décennies, que ce soit sur la relation avec les corps (diminution des places chaque année, fusion des corps, changement du cursus mais maintien du concours classant), et avec l’Université (soutien engagé puis abandon de ParisTech puis de Paris-Saclay). Nous saluons cette initiative qui a le mérite de définir des objectifs clairs pour l’École et de lancer un débat public sur son avenir.

En invitant à recentrer l’École polytechnique autour de sa vocation scientifique première, ce projet vient rompre avec une spécificité française : la séparation nette entre universités et grandes écoles. Nos dirigeant·e·s, largement issues de ces dernières, ignorent totalement la réalité du monde académique, avec lequel elles et ils entretiennent une relation de défiance. Cette singularité nationale, pourtant régulièrement dénoncée, ne peut perdurer dans un monde où les grands problèmes politiques sont toujours plus liés à des enjeux scientifiques. Refuser de remettre en cause cette séparation pourrait à terme exposer la France à des orientations dommageables de gouvernance et de développement.

 

Denis Merigoux et Nilo Schwencke pour la Sphinx

 

[1] Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Evolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 1995.

[2] Pierre François et Nicolas Berkouk, « Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique », preprint communiqué par les auteurs, à paraître dans Sociologie, n° 2-2018, vol. 9 (juillet).

Catégories : Tribune