Le 22 avril 2021, La Sphinx, Anticor et Greenpeace France ont déposé plainte contre Patrick Pouyanné, PDG de Total, et contre X, pour des faits susceptibles de constituer le délit de prise illégale d’intérêts. Cet article revient sur les développements qui ont poussé La Sphinx à porter plainte.
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La Sphinx
La Sphinx est une association fondée en 2017 par d’ancien·ne·s élèves de Polytechnique. Ses membres sont des élèves et jeunes ancien·ne·s élèves (sorti·e·s de l’école ces dix dernières années). L’association s’est engagée sur plusieurs questions de fond concernant l’établissement : lutte contre le sexisme, réforme du concours d’entrée, augmentation de la diversité sociale, réforme de la gouvernance de l’École, etc. D’autre part, l’association soutient régulièrement les mobilisations des élèves de Polytechnique et les aide à faire entendre publiquement leurs revendications.
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Genèse du projet de bâtiment Total à Polytechnique
L’origine de ce projet remonte à 2018, lorsque Total et l’X annoncent un “partenariat stratégique” comportant deux volets. D’un côté, le financement par Total d’une chaire de recherche, financée pour cinq ans à hauteur de quatre millions d’euros. De l’autre, Total propose d’implanter au centre du campus de Polytechnique un bâtiment dédié aux nouvelles énergies et aux sciences des données, également voué à héberger la direction Recherche et innovation (R&I) de l’entreprise.
Ce projet est proposé par le PDG de Total, Patrick Pouyanné, dans une lettre adressée au Conseil d’administration de Polytechnique, en avril 2018. Deux mois plus tard, en juin 2018, une première résolution est votée par le CA de l’X, validant sur le principe le projet proposé par Total : la construction d’un bâtiment de plus de 10 000 mètres carrés destiné à accueillir la direction R&I de Total, avec des espaces de travail ouverts aux chercheur·e·s et étudiant·e·s de Polytechnique.
En septembre 2018, soit trois mois après cette délibération, Patrick Pouyanné est nommé au conseil d’administration de l’École polytechnique en tant que personnalité qualifiée, par arrêté de la ministre des armées.
La mobilisation contre le bâtiment
Bien que l’origine du projet remonte à 2018, ce n’est que fin 2019 que la grande majorité des élèves de l’X a pris connaissance de son existence. Une première tribune des élèves dénonce le projet et un vote est organisé dans la foulée par les élu·e·s étudiant·e·s : 61% des élèves se prononcent contre l’emplacement du bâtiment, jugé beaucoup trop proche des lieux d’habitation et de vie.
Le comité de mobilisation Polytechnique n’est pas à vendre est créé, et s’ensuivent plusieurs mois de mobilisation, avec des prises de position des élèves et des ancien·ne·s élèves. Les étudiant·e·s d’autres écoles de l’Institut polytechnique de Paris (IPP) rejoignent la mobilisation. En mars 2020, plusieurs ONG (dont Greenpeace) s’invitent sur le campus pour dénoncer l’implantation de Total. Suite à cette vague de mobilisation, les administrateur·rice·s de Polytechnique reconnaissent qu’il faut étudier un possible déplacement du bâtiment.
La question cruciale de l’emplacement du bâtiment de Total revient donc à l’ordre du jour du conseil d’administration en avril 2020. Plusieurs emplacements possibles sont proposés aux administrateur·rice·s. Lors des discussions, Patrick Pouyanné, qui est membre du conseil d’administration, prend la parole pour indiquer clairement quel est l’emplacement favorisé par le groupe Total.
Quelques jours plus tard, le sénat des professeur·e·s de l’X ainsi que le conseil académique de l’IPP font part de leurs réserves sur la conduite du projet. En juin 2020, la Sphinx fait parvenir une note au Conseil d’administration dans laquelle elle alerte des risques juridiques entourant le processus.
Finalement, l’emplacement définitif choisi le 25 juin 2020 ne se situe qu’à 250 mètres de l’emplacement initial, toujours au cœur des lieux de vie et d’enseignement des étudiant·e·s. Cet emplacement correspond au choix favorisé par Patrick Pouyanné. Depuis, Total a obtenu le permis de construire et les travaux sont prévus pour juillet 2021.
➡️ Voir toutes les étapes de la mobilisation sur le site “Polytechnique n’est pas à vendre”.
Le rôle de la Sphinx dans la mobilisation
En novembre 2019, les élèves de l’X ont commencé à se mobiliser contre le projet d’implantation d’un bâtiment de l’entreprise Total au cœur de leur campus. Cette mobilisation avait une forte légitimité : un vote avait été organisé par les représentant·e·s des élèves, 61% se sont prononcé·e·s contre le projet (19% pour). Peinant à se faire entendre par la direction, plusieurs élèves se sont tourné·e·s vers nous pour nous demander de l’aide.
Les membres de la Sphinx ont immédiatement décidé d’apporter leur soutien aux élèves mobilisé·e·s, en les aidant à structurer leurs revendications, en relayant leur parole dans les médias et en mobilisant les ancien·ne·s élèves et le milieu associatif. Cette démarche s’inscrit parfaitement dans l’objet de l’association. La Sphinx a activement participé à la mise en place d’un comité de mobilisation dédié au suivi du dossier Total, réunissant élèves et ancien·ne·s élèves mobilisé·e·s, dont plusieurs membres de l’association. Ce comité s’est fixé comme objectif d’être en lien avec toutes les parties mobilisées, afin de réunir le plus d’informations possibles, de suivre le dossier sur le long terme et mener une campagne coordonnée.
Le comité de mobilisation est une structure informelle, alors que la Sphinx est une association loi 1901. Lorsque cela était nécessaire, et en particulier pour les questions juridiques, la Sphinx a systématiquement accepté de porter les dossiers du comité de mobilisation, en accord avec l’ensemble des parties.
Opacité des décisions du CA de Polytechnique
Au départ de la mobilisation, les élèves ont déploré un manque crucial d’information sur les détails du projet : sa genèse, l’avancée du dossier, les contreparties. Les étudiant·e·s se sont plaint d’un flou volontairement entretenu par la direction de l’École qui rendait de facto toute négociation impossible. La première étape du comité de mobilisation a donc été de tenter de faire la lumière sur l’origine du projet. En particulier, il était important de consulter les procès verbaux des conseils d’administration de l’X. L’École étant un établissement public, la loi française permet à tout·e citoyen·ne de demander à consulter ces documents.
Deux membres de la Sphinx ont donc fait des démarches auprès de l’X pour avoir accès aux procès verbaux des conseils d’administration. Après un premier refus de l’établissement, puis un avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), Polytechnique a accepté de transmettre certains documents, mais pas les comptes-rendus datés des années 2019 et 2020. Une plainte au tribunal administratif de Versailles est en cours concernant ce litige. Plus récemment, une demande a été faite pour consulter les comptes-rendus de CA de l’IPP, où siège également Patrick Pouyanné. De même, refus de l’institution, qui en appelle au secret des affaires, malgré un avis favorable de la CADA. Ce refus fait également l’objet d’une contestation devant le tribunal administratif.
« La commission en déduit que bien que l’Institut intervienne dans un environnement concurrentiel international, ces informations sont communicables à toute personne qui en fait la demande en application des dispositions de l’article L311-1 du code des relations entre le public et l’administration, sans que puisse être opposé le secret des affaires. »
Avis n° 20210291 de la CADA, 04/03/2021
Nous déplorons fortement un tel manque de transparence de la part d’une école publique, censée former ses élèves à la défense de l’intérêt général.
L’objet de la plainte
Au fil des mois, en accédant aux documents retraçant la prise de décision au sujet du projet de bâtiment Total à l’X, nous avons constaté les faits suivants. D’une part, depuis septembre 2018, Patrick Pouyanné est membre du conseil d’administration de l’X. Il est donc investi d’une mission de service public, avec un pouvoir décisionnaire. D’autre part, il est PDG de Total.
La double casquette d’administrateur et de PDG de Total aurait dû commander à Patrick Pouyanné d’éviter tout risque de confusion entre ses deux fonctions, notamment tout risque d’influence sur un projet auquel il était intéressé. Dès juin 2020, la Sphinx a pris l’initiative de commander une analyse juridique de la décision de validation du projet. Par souci de transparence, nous avons transmis cette note à l’ensemble des administrateur·rice·s de l’École avant qu’elles et ils se réunissent pour trancher sur les suites du projet. Cette note pointait déjà les risques de conflit d’intérêt.
Or, entre 2018 et 2020, Patrick Pouyanné a pris la parole lors du Conseil d’administration de l’X, au nom de Total, pour exprimer des préférences très nettes concernant l’emplacement du bâtiment et son refus d’abandon du projet malgré la contestation. La décision finale du CA sur l’emplacement du bâtiment est d’ailleurs très proche des préférences qu’il a exprimées.
Pour rappel, le délit de prise illégale d’intérêts est une interdiction faite aux personnes servant l’intérêt public par leurs fonctions, de se placer dans une situation où leur intérêt particulier entre ou est susceptible d’être regardé comme entrant en conflit avec l’intérêt public dont ils ont la charge. Plus précisément, il est défini à l’article 432-12 du code pénal comme « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».
Au vu des éléments dont nous avons connaissance, et après consultation avec plusieurs juristes et avocat·e·s, nous avons estimé que les faits étaient susceptibles d’être qualifiés de prise illégale d’intérêt et avons choisi de porter plainte, contre Patrick Pouyanné et contre X. Ce choix est cohérent avec les statuts de l’association, dont l’un des objectifs est de « veiller au respect des règles morales et éthiques au sein de l’École polytechnique ».
La suite
Il appartient désormais au Parquet de décider des suites qu’il entend apporter à cette affaire. Mais les éléments dont nous avons connaissance nous font émettre de sérieux doutes quant à l’intérêt qui a guidé les administrateur·rice·s lors de leur décision. Nous appelons les membres du Conseil d’administration de l’École polytechnique à prendre dès maintenant leur responsabilité, en arrêtant ce projet controversé à tous les niveaux, tant sur le fond que sur la façon dont il a été validé. À ce stade, les travaux n’ont pas encore commencé et il est encore temps de renoncer à implanter le bâtiment à cet emplacement.
En parallèle, la Sphinx a initié un contentieux devant le tribunal administratif pour obtenir l’annulation de la délibération du Conseil d’administration du 25 juin 2020, par laquelle l’X a autorisé Total à construire son bâtiment sur le nouvel emplacement, toujours au centre du campus. Nous avons également prévu de contester le permis de construire accordé à Total. Ces affaires sont en cours et leur issue pourrait remettre en cause le projet de bâtiment.
Enfin, cette affaire doit nous interroger sur la gouvernance de l’École polytechnique. À un moment d’importante défiance des citoyen·ne·s envers les élites et les sciences, un tel manque de transparence de la part d’une institution scientifique publique n’est pas tolérable. Comment expliquer qu’en 2021, il n’existe aucun mécanismes de prévention des conflits d’intérêt dans la gouvernance de l’X ? Ceci ne fait qu’augmenter la suspicion de possibles conflits d’intérêts et nuit à l’image de l’institution. Pourquoi les six représentant·e·s de l’État qui siègent au sein du conseil d’administration ont-ils validé un projet en sachant qu’il existait un risque de conflit d’intérêt ? L’École polytechnique est une institution publique, financée avec l’argent du contribuable, elle se doit d’être exemplaire à cet égard.
Conformément à sa charte et à ses statuts, la Sphinx continuera à se battre pour garantir à l’École polytechnique l’indépendance nécessaire pour assurer sa mission de formation d’ingénieur·e·s citoyen·ne·s au service de l’intérêt général.
Matthieu Lequesne et Thomas Vezin, pour la Sphinx