Chaque année, la nouvelle promotion de Polytechnique est sélectionnée sur des concours en deux phases. Pour les élèves issu·e·s des CPGE, des épreuves écrites ont lieu vers Avril, puis des épreuves orales en Juin et Juillet.
Le 21 avril, après plusieurs semaines de confinement national et d’interrogations sur le déroulé des concours d’entrées dans les grandes école, et alors que la majorité des écoles avait d’ores et déjà annoncé la suppression de leurs oraux, l’École polytechnique annonçait unilatéralement qu’elle allait maintenir 2 épreuves orales d’une heure chacune.
La décision de maintenir les oraux du concours d’entrée à l’École polytechnique, quand bien même l’intégralité des autres grandes écoles d’ingénieurs et les ENS ont renoncé à ces épreuves, est symptomatique du sentiment de supériorité de l’X . Nous avons à de nombreuses reprises dénoncé le manque de diversité d’origine sociale et géographique des polytechnicien·e·s. Le maintien des épreuves orales ne pourra qu’accentuer ce déséquilibre.
Petites prépas et préparation spécifique aux oraux de l’X
Dans une situation de chamboulement total, au plus les concours se ressemblent, au moins se creusera l’écart entre les prépas.
Clémentine est une fille de polytechnicien. Elle a fait sa prépa à Ginette après un bon lycée de province. Elle a toujours connu l’existence de l’X et c’est l’objectif de sa vie. Pendant le confinement, elle continue à préparer les écrits de l’X. Dès qu’elle aura passé les concours écrits, ses profs vont commencer à leur faire des oraux blancs par visio, car ils savent que l’objectif de leurs élèves c’est l’X. Malgré les bouleversements, ils savent comment fonctionnent les oraux à l’X, et sauront préparer spécifiquement.
En effet, les étudiant·e·s de « petites prépas » souffrent chaque année d’un manque de préparation important aux épreuves spécifiques de l’X, en raison d’un faible nombre d’admissibles annuel. Ce déficit sera sans doute creusé encore plus cette année: ces étudiant·e·s, qui ne feront pas forcément le pari qu’elles et ils seront admissibles, ne se prépareront pas ou peu aux épreuves orales, absentes de tous les autres concours, pour tout miser sur les écrits. Une fois admissibles, elles et ils souffriront d’un désavantage important face à un étudiant issu d’une grande prépa qui continue de s’entraîner sur des exercices d’oral en envisageant une admissibilité à l’X. Cette décision peut ainsi renforcer les mécanismes d’autocensure.
Léo est fils d’un commerçant et d’une infirmière. Il a réussi dans un lycée moyen et a pu entrer dans la prépa de Strasbourg, à quelques heures de chez lui. Il espère trouver un bon emploi d’ingénieur. Il a un cousin qui a fait les Mines à Albi. Il n’avait jamais entendu parler de l’X avant d’arriver en prépa. Il est en tête de sa classe, ses profs disent qu’il a des chances d’intégrer Centrale Paris, et l’incitent même à passer les écrits de l’X.
Il y a deux ans, un autre élèves de sa prépa a été admis à l’X. Lui n’y croit pas trop, mais il s’inscrit aux écrits parce que c’est gratuit. Néanmoins il prépare surtout les écrits du concours MinesPont et CentraleSupélec.
Il découvre tard qu’il est admissible à l’X et qu’il doit aller passer des oraux dans quelques jours, oraux pour lesquels il n’est pas du tout préparé. Ses profs ne sont pas habitués à préparer pour ce genre d’oraux, mais le préparent un peu en urgence.
Une autre préoccupation concerne la réouverture (certes hypothétique) des lycées. La plupart des classes préparatoires, contexte sanitaire oblige, pourraient ne pas être en mesure de rouvrir après les épreuves écrites pour préparer leurs étudiant·e·s à ces épreuves. Les étudiant·e·s des classes préparatoires qui envoient chaque année un contingent important à l’X (Louis-le-Grand, Sainte-Geneviève et autres) seront immanquablement favorisé·e·s. En effet, ces étudiant·e·s bénéficient d’une préparation tout au long de l’année aux spécificité des exercices de mathématiques et de physique de l’X, dont l’approche peut être très différente de celle des autres concours. Elles et ils ont également la chance d’avoir à leur disposition des annales très fournies grâce aux retours des intégré·e·s des années précédentes.
Dans les lycées desquels sont issus moins de polytechnicien·e·s, les élèves ne sont préparé·e·s qu’au dernier moment aux épreuves orales des écoles les plus sélectives. Ainsi, en l’absence de période d’ouverture des lycées entre les résultats d’admissibilité et les épreuves orales d’admission, les élèves issu·e·s de ces classes-là seront encore plus désavantagé·e·s que les années précédentes.
Léo n’avait pas « prévu » de se retrouver admissible, il a suivi les conseils de ses enseignants, et ses bonnes notes l’ont mené là. À l’inverse, depuis plusieurs années Clémentine s’imagine le moment où elle passera l’oral de l’X, qu’elle a largement anticipé. Même s’ils ont eu accès aux mêmes ressources, s’ils ont le même niveau en maths et fourni le même travail, l’une est bien mieux préparée que l’autre.
Clémentine a appris la bonne posture à adopter. Elle sait se montrer détendue, trouver agréable le fait d’être confrontée à un problème difficile, en discuter avec l’examinateur en utilisant un vocabulaire très spécifique, plus artistique voire philosophique que scientifique. Elle partage déjà les codes implicites auxquels Léo n’a pas accès.
Diversité sociale et épreuves orales
Dans un récent article publié dans Le Monde (réservé aux abonné·e·s), le Directeur de l’Enseignement et de la Recherche à l’Ecole polytechnique, M. Yves Laszlo, a déclaré que le maintien des oraux était en partie motivé par la nécessité d’apporter de la diversité, en particulier de genre. Cependant, l’étape des oraux n’accroît pas la diversité des admis·es dans le processus de sélection. L’effet de l’oral est en réalité bien plus nuancé.
En effet, au moment des oraux, les candidates réussissent légèrement mieux que les candidats. Du fait des mécanismes d’autocensure pour l’entrée en classes préparatoires et pour l’inscription aux concours, et des discriminations subies pendant la scolarité, les filles qui parviennent jusqu’aux oraux sont plus probablement déjà triées sur le volet pour ce qui est des qualités de détermination, d’aisance face à la matière, et des origines sociales, donc plus aptes à réussir. Evidemment, il ne s’agit pas ici d’établir des lois déterministes de l’admission à l’X mais de pointer du doigt les tendances générales confirmées par de nombreuses études sociologique comme celle de Marianne Blanchard.
En revanche, pour ce qui est de la diversité d’origine géographique et sociale, les études sociologiques démontrent que les oraux sont l’occasion d’une sélection basée pas seulement sur la compétence pure, comme le voudrait l’idéal méritocratique, mais aussi sur le style et l’aisance des candidats. En effet, les rapports de jurys montrent la préférence pour les candidat·e·s ayant un certain rapport aux sciences, suggérant un intérêt et un recul particulier.
Or ce rapport particulier aux sciences, basé sur la distanciation esthétique est très corrélé à l’origine sociale et au lycée d’origine comme l’ont montré pour le rapport à l’art les travaux de Bourdieu dans La Distinction ou Les Héritiers, ainsi que plus récemment et spécifiquement l’étude de Berkouk et François sur le concours de l’X, si bien que les oraux agissent comme un filtre social additionnel.
Finalement, les effets de sélection sociale se révèlent plus significatifs que ceux liés aux genre. Nous pensons que le maintien des oraux participe au renforcement de l’avantage des lycées privilégiés, en particulier Sainte-Geneviève. La faible proportion d’étudiant·e·s issu·e·s de classes défavorisées dans leurs rangs se répercutera alors sur la composition de la promotion polytechnicienne.
Concernant les centres d’oraux, l’École semble se diriger vers l’ouverture de centres d’oraux en province pour respecter les limitations de déplacement à l’échelle nationale. Cette solution, indéniablement meilleure que celle de tout organiser à Palaiseau, n’en présente pas moins des inconvénients. Les conditions de passage des oraux ne seraient pas les mêmes pour tous. Sur le site des épreuves orales, il est spécifié que le recours à la visioconférence pourra être envisagé par zone géographique et par filière. Il nous paraît difficile dans cette situation d’évaluer harmonieusement le niveau des étudiant·e·s, tant un oral en visioconférence diffère d’un oral en présentiel : absence de langage corporel, interaction plus limitée avec l’examinateur… De plus, il semble incohérent et dommageable de faire passer cette épreuve en visioconférence pour les un·e·s et en présentiels pour les autres.
Conclusion
Nous nous rangeons du côté de l’UPS (Union des professeurs de prépa scientifiques) dans leur recommandation de prendre la même décision qu’ont prise toutes les autres écoles d’ingénieurs et les ENS : l’annulation pure et simple des épreuves orales. Bien qu’elle porte un fort préjudice aux étudiant·e·s, qui pour certain·e·s se préparent depuis deux ans à passer des oraux, le fait de les maintenir représenterait une injustice encore plus importante faite aux étudiant·e·s non-issu·e·s des « grandes prépas », renforçant ainsi le manque de diversité géographique et sociale des admis·es à l’École que nous déplorons malheureusement chaque année.
Enfin, nous tenons à condamner le flou dans lequel l’Ecole polytechnique aura maintenu les étudiant·e·s de classe préparatoire durant la période de confinement. En effet, l’X annonçait le maintien les oraux le 21 avril, tandis que le concours Mines-Ponts avait déjà pris la décision de les supprimer le 25 mars. La volonté de l’X d’attendre d’avoir la certitude de pouvoir maintenir ses épreuves orales, plutôt que de prendre la décision de les supprimer, a plongé les étudiant·e·s de classes préparatoires dans l’incertitude quand au calendrier des épreuves durant une période cruciale de leur préparation, les empêchant de s’organiser sereinement. Le manque d’une stratégie claire de la part de l’École, motivé par sa volonté de maintenir coûte que coûte ses épreuves orales, leur a certainement porté préjudice.
Sofia Robert et Nilo Schwenke pour La Sphinx