« Nous, doctorantes et doctorants à l’École polytechnique, nous opposons au projet de réforme qui dégrade sévèrement nos conditions de vie, dévalorise dangereusement la vision du doctorat et nous paraît discriminatoire vis-à-vis des lois du travail. »

Collectif de doctorant·e·s de l’École polytechnique

Contexte. Lundi 19 novembre, le Premier ministre a annoncé une réforme (nommée #BienvenueEnFrance) concernant l’accueil des étudiant·e·s étranger·e·s en France. L’une des mesures consiste à augmenter drastiquement les frais d’inscriptions pour les étudiant·e·s non-ressortissant·e·s de l’Union Européenne, passant de 170 à 2 770€ en licence, et de 243€ (respectivement 380€) à 3 770€ en master et doctorat.

Depuis son annonce, cette mesure fait l’objet d’une forte opposition au sein de la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche. De nombreuses tribunes dénoncent les effets négatifs de cette réforme, à l’instar de celle publiée dans Libération par les étudiants internationaux de l’ENS. Plusieurs conseil d’administrations d’universités ont voté des motions pour s’opposer à cette mesure. La Sphinx avait organisé un débat-projection à ce sujet le 22 novembre.

Les doctorant·e·s de l’École polytechnique, réuni·e·s en collectif, avec le soutien de la Sphinx, s’opposent à cette mesure et souhaitent mettre en avant ses conséquences particulièrement néfastes sur le statut de doctorant·e. Leur tribune, publié dans Le Monde, est reproduite ci-dessous.

Tribune

Le premier ministre Édouard Philippe a annoncé une nouvelle stratégie concernant l’attractivité de l’enseignement supérieur français auprès des étudiants internationaux intitulée  #BienvenueEnFrance. Cette réforme se matérialise par une forte augmentation des frais universitaires pour l’intégralité des étudiants non-européens. Spécifiquement, les frais augmentent de 170 euros à 2 770 euros annuels pour les licences, et de 243 euros et 380 euros à 3770 euros pour les masters et doctorats respectivement. En contrepartie, le gouvernement propose d’introduire seulement 14 000 bourses d’excellence pour l’ensemble des étudiants (320 000 étudiants étrangers actuellement).

Cette annonce a déjà suscité de nombreuses et légitimes réactions, notamment portées sur les étudiants en licence ou en master : ce plan remet, en effet, en cause une valeur cardinale de notre système universitaire, son accès égalitaire car peu onéreux. Mais nous voulons quant à nous approfondir spécifiquement le sujet rarement discuté des doctorants, dont le statut de salarié est trop souvent occulté dans ces réformes. Nous, doctorantes et doctorants à l’École polytechnique, nous opposons au projet de réforme qui dégrade sévèrement nos conditions de vie, dévalorise dangereusement la vision du doctorat et nous paraît discriminatoire vis-à-vis des lois du travail.

Nous sommes avant tout de jeunes travailleurs en début de carrière, avec au moins cinq ans d’études supérieures à notre actif. Nous avons réussi à obtenir un financement pour notre thèse sur la base d’un concours et la plupart d’entre nous ont un contrat de travail de trois ans afin d’accomplir notre mission de recherche. La réalité du travail en thèse est telle que le laboratoire devient notre seconde maison pour cette période, avec des horaires « hors forfait » et une pression grandissante pour publier.

Membres à part entière

Nous fournissons une partie très importante du travail de recherche : dans le périmètre de Paris-Saclay, nous sommes par exemple co-auteurs d’environ 70 % des publications scientifiques qui produisent le rayonnement de nos laboratoires sur la scène nationale et internationale.

Nos travaux de recherche peuvent également donner lieu à la création de start-up, si attendues aujourd’hui pour la croissance économique du pays, et nous encourageons de fait la création d’incubateurs dans les universités et les écoles, et l’accompagnement de la recherche par des cellules de valorisation dans les organismes comme le CNRS. En parallèle, nous sommes régulièrement impliqués dans des activités d’enseignement, en encadrant des stagiaires ou des travaux dirigés.

Ainsi, nous sommes membres à part entière d’une équipe de recherche et participons activement à l’enseignement et l’innovation. Enfin, nous appartenons, comme tous les salariés, à la population active : nous payons des impôts et participons au financement social.

Néanmoins, le gouvernement semble avoir comme souvent totalement ignoré la catégorie de jeunes chercheurs que nous constituons parmi les étudiants (le texte du dossier de presse sur la réforme annoncée fait référence aux doctorants seulement 6 fois sur 28 pages), sans jamais considérer ni notre statut particulier ni la valeur que nous apportons. La réforme proposée se résume en une froide augmentation des frais d’inscription pour les doctorants non-européens, qui passent de 380 euros à 3770 euros.

Non seulement il nous semble totalement aberrant de demander à des salariés de payer pour pouvoir exercer leur travail, mais en plus cette mesure met ceux d’entre nous qui ne sont pas originaires d’un pays de l’Union Européenne dans une position où ils sont de facto payés moins que le SMIC.

Dégradation du niveau de vie

En effet, le salaire standard d’un doctorant est d’environ 1700 euros brut mensuel, soit moins de 1400 euros net. Avec l’application des nouveaux frais qui représentent 314,17 euros net par mois pour un doctorant, son salaire total tombe en dessous de 1100 euros mensuel. Pour rappel, le smic mensuel net est de 1 173 euros depuis le 1er janvier 2018. La France va donc rémunérer des jeunes chercheurs, pourtant hautement qualifiés puisque d’un niveau supérieur à bac + 5, avec un salaire inférieur au smic. Aucune profession ne peut accepter de voir sa rémunération baisser soudainement de 20 % sans réaction.

De plus, imagine-t-on un salarié consacrer chaque année près de trois mois de salaire net pour s’acquitter d’un « droit de travailler » ? Cette politique est d’autant plus choquante qu’elle introduit un biais dans la rémunération des jeunes chercheurs selon leurs origines, comme si cette origine impactait leurs compétences techniques, ce qui serait considéré comme une discrimination claire et nette dans n’importe quelle entreprise.

Cette nouvelle mesure proposée n’est malheureusement pas la première à dégrader sensiblement notre niveau de vie. Par exemple, depuis le début de l’année 2018, nous devons cotiser, comme tous les étudiants, 90 euros supplémentaires par an en « contribution de vie étudiante et de campus » (CVEC). Cette CVEC remplace la cotisation pour la sécurité sociale étudiante aujourd’hui disparue. Sauf que nous autres doctorants, comme tous les salariés non-fonctionnaires, relevions déjà du régime général de la sécurité sociale !

La CVEC représente ainsi simplement une cotisation supplémentaire pour nous, ajoutée à nos frais d’inscription. De même, la rémunération de notre activité complémentaire d’enseignement a été baissée de 343,86 euros brut à 218,19 euros brut par l’arrêté du 29 août 2016, alors que cette activité est une composante non négligeable de notre travail.

Désengagement

À contre-sens complet du reste du monde, la France dévalorise donc de plus en plus le doctorat, malgré son importance pour le fonctionnement de l’éducation et de la recherche, et en dépit des nombreuses applications qu’il génère. Cette baisse de l’attractivité du doctorat est en contradiction complète avec les objectifs annoncés par le gouvernement.

Finalement, la mesure  #BienvenueEnFrance  s’inscrit dans une lignée de réformes marquant le désengagement de l’Etat dans l’enseignement supérieur, et nous semble extrêmement inquiétante au sens où elle renforce des discriminations pécuniaires et raciales pour l’accès à l’université en France. Ce désengagement va à l’encontre des intérêts des étudiants et des travailleurs de l’enseignement supérieur, et n’aidera certainement pas les étudiants étrangers à se sentir bienvenus.

Ainsi, nous appelons tous les étudiants, doctorants, enseignants-chercheurs et finalement tous les citoyens à se mobiliser contre la mesure #BienvenueEnFrance et à entreprendre une réflexion plus large sur l’avenir de l’enseignement supérieur et de la recherche en France.

Un collectif de doctorant.e.s de l’École polytechnique
Contact : contact@bienvenue-a-polytechnique.fr

Catégories : Tribune