L’École polytechnique, à l’instar de l’ENA, a la particularité de maintenir au sein de chaque promotion un classement des élèves pendant toute leur scolarité. À la sortie de l’école, ce classement sert de base pour le concours de la fonction publique donnant accès aux grands corps techniques et militaires de l’État : corps des Mines, corps des Ponts, corps de l’Armement, etc. Ces corps regroupent tous les haut.e.s-fonctionnaires de formation scientifique, en poste dans les administrations et les cabinets des ministères, mais également dans les entreprises publiques ou privées, dans lesquelles elles et ils sont en détachement. Cependant, ce classement (dit « classement de sortie ») fait l’objet de nombreuses critiques de la part des professeur.e.s, des élèves, mais aussi de certain.e.s représentant.e.s des grands corps. Un rapport complet et argumenté sur la question a été réalisé pendant l’été 2019 par les représentant.e.s des élèves de la promotion X2017. Nous explicitons ci-dessous les grandes lignes du débat.

[EDIT (02/09/2019) : à la demande des auteur.rice.s, nous avons supprimé le lien vers le rapport.]

Un classement très contraignant sur la forme

Étant donné que le classement de sortie sert de concours classant pour entrer dans les corps, tous les partiels et autres examens des élèves à l’École polytechnique ont le statut d’épreuve de concours de la fonction publique. Ceci implique des contraintes très lourdes sur la forme de l’épreuve, pour garantir l’équité entre les candidat.e.s. Par exemple, un examen permettant de valider un cours scientifique doit prendre la forme d’une épreuve écrite, qui commence à la même heure pour tous les élèves, sans rattrapage possible  sauf cas de force majeure. En pratique, ces épreuves sont systématiquement construites sur le même modèle qu’un sujet du concours d’entrée : des sujets très mathématiques où la capacité d’analyse et de calcul est au moins autant valorisé que la compréhension du contenu spécifique du cours évalué. Ce format empêche toute forme de liberté pédagogique pourtant réclamée par les professeur.e.s et les élèves : travaux pratiques, projets individuels ou collectifs, épreuves orale, production d’un résultat de recherche, etc. Le rapport des présentant.e.s des élèves détaille très bien ce qu’il serait possible de faire sans classement de sortie en deuxième année, qui est pour l’instant l’année la plus critiquée du cursus sur le plan académique, là encore à la fois par les professeur.e.s et les élèves.

Un classement qui n’évalue que les compétences académiques individuelles

De plus, les corps eux-mêmes ne sont pas satisfaits par les profils mis en avant par le classement de sortie. Les personnes ainsi recrutées excellent dans un sous-domaine très précis des mathématiques mais, selon les corps qui les emploient, manquent apparemment d’aisance relationnelle ou de vocation pour la gestion et l’intérêt général. Il est en effet possible dans certains cours d’obtenir de très bonnes notes aux examens uniquement grâce au bagage mathématique acquis pendant les années de classes préparatoires. Ce problème est identifié depuis longtemps et a conduit la direction de l’enseignement à ajouter au classement de sortie des épreuves supplémentaires pour satisfaire au besoin des corps d’évaluer les élèves sur des capacités non directement liées aux connaissances académiques. Cependant, la rigidité imposée par le concours de la fonction publique conduit ces épreuves à adopter un format baroque qui ne satisfait personne. Dernier exemple en date, pour la promotion X2017, une épreuve dite de « soft skills » où l’élève est évalué sur sa capacité à conduire un échauffement sportif (sic).

Le corps des Mines seul contre tou.te.s

Face à ces critiques, la direction de l’École botte en touche, pointant avec justesse son incapacité à changer quoique ce soit au regard de la législation actuelle. Pourtant, même un membre de la direction des ressources humaines du corps des Ponts interrogé dans le dossier, admet que le concours n’est pas adapté à ses objectifs de recrutement. Un recrutement par concours externe, comme ce qui se pratique pour les autres écoles dans lesquelles le corps recrute, valoriserait mieux les qualités recherchées : « culture projet, relationnel, dialogue ».

Dans ce contexte et comme se le demandent les représentants des élèves, « pourquoi ça bloque » ? Seul acteur à s’arc-bouter sur le classement de sortie, le corps des Mines défend invariablement son maintien envers et contre tou.te.s. À l’instar de l’Inspection des finances, le corps des Mines recrute chaque année une dizaine d’élèves parmi les mieux classé.e.s. C’est de ce classement que le corps des Mines tire la légitimité de son « excellence ». D’ailleurs, ainsi que le montre clairement l’interview de son directeur des ressources humaines dans le rapport ci-dessus, le corps des Mines prétend ne pas se soucier du contenu des épreuves organisées par l’École polytechnique, seul compte le fait que celle-ci  continue de produire un classement où le corps des Mines puisse recruter « les meilleurs ». 

Dans la réalité, le corps des Mines est confronté lui aussi à l’inadéquation des profils recrutés sur la base du classement de sortie pour des postes de la haute administration publique. Le corps a donc fortement poussé pour l’adoption de l’épreuve dite de « soft skills » selon le format actuel. Ceci s’est fait contre l’avis des élèves mais aussi contre celui du directeur général de l’École en poste à l’époque, Yves Demay. Le classement de sortie n’est donc qu’un argument permettant au corps des Mines de justifier sa prétention à l’excellence, pilier de son influence au sein de la haute fonction publique française.

Un concours biaisé, discriminant les universitaires

Au contraire de l’ENA où toute la promotion est assurée d’avoir un poste dans la haute fonction publique, seules 60 places dans les corps sont offertes aux 400 polytechnicien.ne.s français.e.s chaque année. Mais c’est bien toute la promotion qui subit les conséquences du classement, et tout particulièrement les élèves issu.e.s de la filière universitaire française (environ une vingtaine par an). Entre 2009 (promotion X2006) et 2017 (promotion X2014), seul.e.s 9 élèves issu.e.s de l’Université ont intégré un des corps accessibles par le classement de sortie. Le corps des Mines n’a jamais réussi à recruter sur son concours polytechnicien un.e élève issu.e de l’Université, depuis la création de la filière et ce jusqu’à la promotion X2014. Au contraire, 75% des polytechnicienn.e.s ayant intégré le corps des Mines entre 2010 et 2018 sont passé par la filière MP des classes préparatoires, qui ne représente pourtant que 50 % des effectifs français.

Ce manque de diversité flagrant est le reflet de la difficulté pour les polytechnicien.ne.s issu.e.s de l’Université de réussir dans un environnement calibré uniquement pour les ex-préparationnaires. Le format des examens, calqué sur les sujets de concours, est connu pour favoriser les élèves sortant des classes préparatoires, et plus particulièrement de filière MP. En effet, un.e ex-préparationnaire pourrait sans peine obtenir une note correcte sans trop travailler à un examen qui évalue davantage l’aisance mathématique dans une base de résultats classiques et balisés qui sont ceux présents au concours d’entrée des grandes écoles. Au contraire, l’ex-étudiant.e de l’Université obtiendrait une mauvaise note même après avoir compris en profondeur les concepts du cours, mais mis.e en défaut par son manque d’aisance dans la vitesse de calcul et d’autres techniques classiques mises en œuvre dans les sujets de concours.

Cette injustice, connue de tous les élèves des « petites filières » (Université mais aussi prépa PT, TSI, etc), est la cause d’un important syndrome de l’imposteur chez nombres d’élèves pourtant brillant.e.s. En 2017, un collectif est allé porter ces revendications auprès de la direction de l’enseignement, qui leur a opposé le fait que le major de promotion 2010 était universitaire : si lui a pu y arriver, c’est bien leur faute de ne pas travailler assez dur. La Sphinx a demandé en avril 2018 à la direction de l’enseignement de publier des statistiques comparant les résultats des élèves aux examens en fonction des différentes filières. Cette demande est restée sans réponse jusqu’à présent.

Conclusion

En conséquence, ce format ne satisfait ni les enseignants, car il restreint leurs choix pédagogiques, ni les élèves, car il n’incite pas à s’intéresser au sujet du cours mais plutôt à bachoter et se reposer sur ses compétences mathématiques, ce qui discrimine certains groupes d’élèves, ni les corps, car ceux-ci souhaiteraient pouvoir prendre en compte dans l’évaluation des compétences autres que strictement académiques.

Fondé sur un idéal méritocratique et égalitaire, le classement de sortie n’a plus que pour seule utilité aujourd’hui de justifier la légitimité du corps des Mines à recruter « les meilleurs » selon des critères arbitraires qui n’ont rien à voir avec la vocation du service de l’intérêt général. Décrié par le corps enseignant comme les élèves qui le subissent chaque année, parfois avec de lourdes conséquences, ce concours de la fonction publique a perdu sa cohérence au fil de réformes pilotées exclusivement par les intérêts du corps des Mines. La Sphinx souhaite toutefois que l’École conserve son caractère de recrutement de talents scientifiques au service de l’État, talents dont le secteur public manque cruellement par exemple dans le domaine du numérique. Pour cette raison, nous soutenons pleinement la conclusion du rapport des représentant.e.s des élèves : supprimons le classement de sortie pour le remplacer par un concours externe et facultatif. Cette méthode, déjà utilisée par le corps des Ponts et même le corps des Mines pour ses recrutements hors Polytechnique, conserve les caractéristiques fondamentales du recrutement de la fonction publique, tout en libérant la pédagogie du carcan des épreuves écrites. Ce concours externe évaluant la capacité de synthèse et la vocation du service public plutôt qu’une aisance mathématique artificielle, aurait l’avantage d’attirer des profils plus diversifiés qui manquent à ces grands corps techniques.

Denis Merigoux pour la Sphinx

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