Dans une tribune publiée par Le Monde du 16 mai 2018 et signée par une vingtaine de personnalités du milieu académique, la question de la coopération entre universités et grandes écoles est mise sur la table. La Sphinx est cosignataire de cette tribune.

La mondialisation en cours dans l’enseignement supérieur sur le modèle anglo-saxon affecte plus spécifiquement la France, qui, de longue date, possède un modèle dual, avec les universités et les grandes écoles. Ces dernières, et notamment les écoles d’ingénieurs les plus sélectives, se retrouvent depuis une quinzaine d’années confrontées à diverses questions existentielles : que signifie le terme d’ingénieur généraliste à l’international ? Pour quels profils de carrière ?

Ce choc assez soudain et inattendu est une épine dans le pied de ces établissements, voire une blessure  narcissique pour un certain nombre de nos décideurs passés par ces écoles. Plusieurs stratégies ont été mises en œuvre pour y répondre. Si l’on prend l’exemple de l’École polytechnique (dont le mandat de président est en cours d’attribution), l’accent a été mis d’abord sur le management et les start-up, puis sur une tentative de regroupement entre grandes écoles, tournant le dos à la coopération avec l’université Paris-Sud.

Nous sommes convaincus que ces deux orientations sont profondément erronées. Les grandes écoles d’ingénieurs n’ont pas vocation à imiter les grandes écoles commerciales (HEC, Essec, etc.). Elles doivent capitaliser sur la science, sur le lien avec l’université, sur leurs laboratoires de recherche : que ceux-ci irriguent effectivement l’enseignement, et qu’une réelle démarche scientifique, avec ses questionnements et sa créativité, vienne former des étudiants sélectionnés principalement sur leur capacité à réussir aux concours, à la suite d’un parcours assez standardisé et normatif.

Ce lien avec la démarche scientifique, trop longtemps négligé dans ces grandes écoles, nous paraît fondamental. Bien évidemment, tous les étudiants qui en sont issus n’ont pas vocation à devenir chercheurs, ni même à avoir le grade de docteur, et un certain nombre feront pour le  grand bien de tous des carrières de cadre ou de cadre dirigeant. Mais, dans les deux cas, la formation effective par la recherche est une différenciation indispensable, dans un monde où la science et la technique sont primordiales. C’est de là que découlent innovation et reconnaissance internationale : chercher une reconnaissance internationale sans cette assise-là, c’est inverser le problème. Tous les pays – occidentaux comme les États-Unis, l’Allemagne, ou non occidentaux comme l’Inde, la Chine – l’ont bien compris et promeuvent activement une formation scientifique de l’ingénieur. Seule la France, de par le poids historique de ses grandes écoles et grands corps d’État, hésite à s’engager dans cette voie et à l’afficher clairement.

Rayonnement international

Le pouvoir politique, toujours (et trop) attentif lorsqu’il s’agit des écoles de formation des « élites », a eu des stratégies d’allers-retours fort préjudiciables dans les dix dernières années. Après avoir promu, en 2008, une alliance forcée et maladroite entre l’université Paris-Sud d’une part, Centrale et Polytechnique de l’autre, il a pris le contre-pied total en séparant, en 2017, Polytechnique de l’université – et ce malgré le début de coopération engagé. Il convient de ramener le balancier au milieu et de relancer une coopération sereine, concrète et pacifiée entre les deux systèmes historiques – universités et grandes écoles.

D’ailleurs, pourquoi ce qui est bon pour une grande école – CentraleSupelec, qui reste dans le pôle Paris-Sud avec l’École normale supérieure (ENS) Paris-Saclay – ne le serait pas pour l’autre – Polytechnique, à qui l’on demande, pour la deuxième fois en quinze ans, de fédérer d’autres grandes écoles ? Et ce n’est pas en rebaptisant du titre d’université (« NewUni ») cette potentielle fédération de grandes écoles, indépendantes de l’Université, que l’on progressera effectivement dans les objectifs indiqués ci-dessus.

Les élites dirigeantes du pays, souvent passées par ces grandes écoles, scientifiques ou non (Polytechnique, HEC, ENA), méconnaissent l’importance de la démarche scientifique et du travail
de recherche universitaire : ainsi, par leurs décisions, le cycle s’entretient-il de génération en génération, même si de manière récurrente de prestigieuses personnalités (comme déjà  l’historien Marc Bloch en 1944) lancent l’alerte…

Les objectifs ci-dessus sont maintenant devenus des impératifs, dans la mondialisation de l’économie comme de l’enseignement supérieur. Ils s’imposent à tous à présent, sinon les conséquences d’une séparation durable entre universités et grandes écoles vont aller croissant : le doctorat continuera à pâtir d’une dévalorisation en France et, pour les mêmes raisons, la recherche en entreprise peinera à se développer – les incitations fiscales de type crédit d’impôt recherche n’y pourront pas grand-chose.

Rayonner à l’international, c’est en fait desserrer l’étau des idiosyncrasies à la française : il ne s’agit pas de remettre en cause l’ensemble des spécificités françaises, mais une coopération universités-grandes écoles, sur le fondement de la démarche de recherche scientifique, est à présent indispensable et vitale. Au moment où le système actuel d’enseignement supérieur montre cruellement ses limites, cette ambition pour l’un de ses sous-ensembles, à savoir les grandes écoles scientifiques, aurait aussi un caractère exemplaire, incitant à la réflexion et à l’action pour l’ensemble de l’enseignement supérieur.

Jean-Marc Alliot, ingénieur en chef des Ponts, directeur adjoint du LabEx CIMI (Toulouse) ; Pierre Alquier, professeur de statistique à l’Ensae ; Martin Andler, professeur émérite à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ; Bruno Andreotti, physicien, professeur à l’université Paris-Diderot ; Jean Audouze, astrophysicien, directeur de recherche émérite au CNRS ; Michel Berson, membre honoraire du Parlement, ancien sénateur ex-PS puis LRM de l’Essonne ; Michel Bessière, ancien directeur de la valorisation au synchrotron Soleil, un centre de recherche implanté sur le  plateau de Saclay ; Michel Bourdeau, philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS ;  Antoine Chambert-Loir, mathématicien, professeur à l’université Paris-Diderot ; Yves Charon, physicien, professeur à l’université Paris-Diderot ; Gilles Dowek, ancien enseignant à  Polytechnique, chercheur à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) ; Denis Gratias, directeur de recherche émérite au CNRS, ancien enseignant à l’École polytechnique ; Pierre Léna, astrophysicien ; Matthieu Lequesne, doctorant Sorbonne Université-Inria, pour le collectif d’anciens élèves de Polytechnique « La Sphinx » ; Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien, professeur émérite de l’université de Nice ; Alexandre Moatti, ingénieur en chef des Mines, ancien conseiller au cabinet de la ministre de la recherche Claudie Haigneré (2002-2004) et chercheur à Paris-Diderot ; David Monniaux, directeur de recherche au CNRS, laboratoire  Verimag (Grenoble) ; Yves Quéré, physicien ; Frédéric Restagno, chercheur au laboratoire de physique des solides, université Paris-Sud ; Pierre Spagnou, ingénieur, enseignant et auteur scientifique ; Gérard Toulouse, physicien ; Jean-Luc Vayssière, ancien président de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

Catégories : Tribune