Le format du concours d’admission à l’École polytechnique favorise les grandes prépas et la reproduction sociale

Ce rapport expose les résultats de l’article de Pierre François et Nicolas Berkouk intitulé « Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique » publié cette année dans la revue Sociologie. L’article original est accessible en suivant le lien ci-dessous.

Dans une première partie, nous résumons les résultats de cette nouvelle étude quantitative portant sur les biais lors du concours d’admission à l’École polytechnique. Après en avoir tiré les conclusions, nous proposons des mesures concrètes pour un concours plus neutre socialement.

Origine sociale des étudiants et des amis à l'X

Si la population française est constituée de 29,2% de filles et fils d’ouvrier·e·s, elles et ils ne constituent que 1,1% des élèves de l’École polytechnique. Pourtant, l’admission à l’X se fait sur un concours qui, se voulant égalitaire et méritocratique, est érigé en idéal républicain. Comment en sommes-nous arrivé·e·s là ?

Dans un article publié cette année dans la revue Sociologie [1], Pierre François et Nicolas Berkouk ont analysé le profil sociologique des élèves des promotions 2010 à 2014. Le résultat, reproduit dans le tableau 1, est bien connu, mais depuis 2003 [2] aucune étude quantitative exhaustive n’avait été publiée sur cette question. De plus, François et Berkouk adoptent une approche méthodologique nouvelle qui permet de séparer l’influence de différents facteurs (genre, origine sociale, origine géographique, etc.) tout au long des multiples étapes du processus de sélection.

Les travaux de sociologie des inégalités ont montré, depuis les années soixante-dix [3], que l’enseignement supérieur reproduit et amplifie à chaque étape les écarts entre groupes sociaux, toujours en faveur des classes sociales supérieures.. Même si ce constat est connu et partagé par l’ensemble des acteur·rices·s de la filière, rien n’est fait pour y remédier. L’originalité de l’étude de François et Berkouk est de s’attaquer aux biais du concours d’admission lui-même, beaucoup moins documentés. Grâce à l’étude fine des mécanismes de discrimination, cette étude permet de proposer des mesures concrètes à appliquer dès maintenant pour établir une réelle diversité de recrutement à l’École polytechnique.

Filtre social et discriminations de genre

Le tableau 1 de l’étude met en évidence un filtre social qui agit tout au long de la chaîne de sélection menant au concours, depuis l’orientation post-bac en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE) jusqu’aux oraux du concours. Ce filtre a pour effet d’écarter systématiquement la quasi-totalité de toutes celles et tous ceux dont les parents ne sont pas cadres ou membres de professions intellectuelles supérieures. En effet, comme cela a déjà été montré par de nombreuses études sociologiques [4,5], et les enquêtes PISA [6], la réussite en mathématiques et en sciences est, au même titre que la réussite en français, fortement déterminée socialement. À la fin des étapes de sélection, la proportion de filles et fils de cadres et professions intellectuelles supérieures admis à l’X a quadruplé par rapport à la proportion en vigueur dans la population, passant à 80 %.

Le concours d’entrée de l’École polytechnique possède deux phases, la première écrite et la seconde orale, à l’issue de chacune desquelles s’effectue une sélection. Les statistiques de l’étude de François et Berkouk montrent clairement que chacune des deux phases du concours participe de la sélection sociale, en l’amplifiant de manière significative. Par exemple, les candidat·e·s issu·e·s des classes supérieures ont, toutes choses étant égales par ailleurs, environ 1,5 fois plus de chances de passer la première phase écrite (on dit alors qu’ils sont admissibles) que les enfants des classes moyennes et populaires.

Plus généralement, cette étude remet en question la croyance méritocratique régnant dans une partie du corps professoral responsable de la formation et de l’évaluation des étudiant·e·s. Un professeur de mathématiques de l’X interrogé par François et Berkouk déclare ainsi : « en maths, quand on réussit, c’est qu’on est intelligent. Un fils de bourgeois complètement tarte, il peut être meilleur qu’un fils d’ouvrier en Français, mais certainement pas en maths. En maths, il n’y a que l’intelligence qui compte ». Le résultat en est une sacralisation du concours sous sa forme actuelle, à travers l’intégration, sous forme de mérite, de propriétés socialement héritées, et donc la perpétuation du filtre social mis en évidence.

Un autre sujet tout aussi important traité par l’étude de François et Berkouk est celui de la discrimination envers les femmes. La proportion de 15% de filles à l’École polytechnique s’explique par les mécanismes de sélection genrés mis en évidence par l’étude de Blanchard, Orange et Pierrel en 2016 [7] qui portait en particulier sur le concours de l’École Normale Supérieure. Les données montrent que toutes choses égales par ailleurs, un candidat a deux fois plus de chances qu’une candidate d’être admissible aux concours. Concernant la deuxième phase orale, l’écart de réussite entre les hommes et les femmes est non significatif. Ces résultats permettent de dissiper le préjugé tenace selon lequel les candidates bénéficient d’un traitement de faveur par rapport à leurs camarades masculins lors de l’oral du concours. Pire, le handicap lié au genre est particulièrement fort lorsque les femmes sont issues des classes populaires : au sein de la filière préparatoire MP, seules 35 candidates issues des classes populaires se sont présentées au concours entre 2010 et 2015, et une seule a intégré. La quasi-totalité des polytechniciennes sont ainsi issues des classes supérieures.

Le rôle de la préparation aux concours

Au delà de l’origine sociale, l’analyse de François et Berkouk s’intéresse au rôle des classes préparatoires en tant qu’actrices clé du processus de sélection. Les auteurs mettent en évidence un oligopole de la préparation au concours de l’X détenu par une poignée d’établissements. En 2013, les lycées Louis-le-Grand et Sainte Geneviève représentent la moitié des élèves admis·es à l’X (pour les filières MP et PC) alors qu’elles et ils représentent un quart des candidat·e·s. Or, toujours selon ces données, les élèves qui préparent le concours dans ces établissements ont tendance à être davantage issu·e·s des classes sociales supérieures que l’ensemble des élèves des classes préparatoires. Parmi les candidat·e·s au concours, 19 % sont issu·e·s de classes moyennes et populaires (contre environ 80 % chez les 18-23 ans), mais celles et ceux-ci représentent seulement 4,4 % des candidat·e·s présentées par le lycée Sainte Geneviève et 15 % des candidat·e·s de Louis-le-Grand. On note d’ailleurs qu’en général les établissements publics discriminent un peu moins que les établissements privés.

L'origine sociale des candidats au concours de l'X, par grandes classes préparatoiresPourquoi les élèves qui préparent dans ces quelques lycées réussissent-t-elles et ils bien mieux que les autres au concours de l’X ? L’étude de François et Berkouk met en avant deux facteurs pour expliquer cette sur-performance.

Premièrement, il existe un ensemble de notions mathématiques, en dehors du programme officiel, qui reviennent de manière récurrente dans les sujets des épreuves écrites du concours. Dans les classes préparatoires les plus prestigieuses, où presque tou·te·s les étudiant·e·s aspirent au concours de l’X, ces notions font l’objet d’une attention particulière et d’une préparation spécifique. À l’inverse, dans les lycées où seul·e·s quelques élèves de la classe préparent ce concours, l’enseignant·e ne pourra pas consacrer de temps d’enseignement dédié spécifiquement à ces notions. Par exemple, le rapport du concours MP 2011 déplore que « de nombreux candidats ont semblé gênés par le produit scalaire hermitien usuel (qui n’était pas défini explicitement dans l’énoncé), ce qui a conduit souvent à des lourdeurs de rédaction ». Le produit hermitien sur les matrices complexes n’est pas au programme mais fait partie des notions classiques apparaissant dans les sujets et facilement reconnus par les élèves des meilleures classes préparatoires.

De même, pour les épreuves orales, il existe un bénéfice pour les lycées à présenter de nombreu·ses·x candidat·e·s. En effet, les examinateur·ice·s réutilisent les mêmes exercices pour interroger plusieurs candidat·e·s. Ces exercices peuvent se répéter d’une année sur l’autre, mais également au cours d’une même série d’oral. Les établissements présentant le plus de candidat·e·s organisent une collecte en temps réel des sujets sur lesquels leurs élèves ont été interrogé·e·s et les diffusent au reste de la classe.

Ceci se reflète clairement dans les données de l’étude de François et Berkouk : les candidat·e·s issu·e·s des lycées Louis-le-Grand et Sainte Geneviève ont, toutes choses égales par ailleurs, 5 fois plus de chances d’accéder aux oraux que celles et ceux qui sont passé·e·s par des lycées dits « intermédiaires ». Le degré de spécificité de la préparation à Sainte Geneviève est tel qu’un·e élève admissible y ayant suivi sa préparation a environ deux fois et demie plus de chances d’être admis·e qu’un·e candidat·e qui l’aurait effectuée au lycée Louis-le-Grand.

Un deuxième facteur, d’une nature plus sociologique, est mis en avant par François et Berkouk : la capacité à entretenir un rapport légitime et esthétique aux mathématiques. Dans les classes préparatoires les plus prestigieuses, les professeur·e·s transmettent à leurs élèves une hiérarchisation des pratiques mathématiques, et en particulier un dédain de la technicité calculatoire au profit d’une forme « d’élégance » (dont la définition reste floue). Cette approche, partagée avec une partie significative des examinateur·ice·s des épreuves, tant écrites qu’orales, du concours, crée une connivence entre ces examinateur·ice·s et les élèves qui partagent cette vision, très majoritairement issu·e·s des classes dominantes. Cela se retrouve parfois explicitement dans les rapports de concours. Ainsi, les correcteur·rice·s du concours MP 2011 expliquent dans leur rapport : « il est dommage qu’une majorité ait préféré appliquer un théorème de convergence dominée dans toute sa lourdeur (mais heureusement correct) alors que l’étude directe des sommes partielles se limitait à celle d’une série géométrique ». Les situations d’application du théorème de convergence dominée sont fréquentes, c’est un outil générique et technique qui convient bien à la majorité, là où une solution plus fine (et plus élégante) permet d’obtenir une solution plus simple, donc plus « élégante », selon l’échelle de jugement des examinateur·rice·s.

Stratégies collectives pour un concours individuel

L’article de François et Berkouk démontre donc que contrairement à l’idée répandue selon laquelle la réussite au concours est l’aboutissement d’un parcours individuel, celle-ci est largement influencée par des effets collectifs. Une classe préparatoire dont la majorité des élèves préparent le concours de l’X bénéficiera d’une plus-value structurelle sur l’admission de ses élèves. Cela se reflétant dans les statistiques, cette classe préparatoire attirera l’année suivante des candidat·s souhaitant spécifiquement intégrer l’X. Le système s’entretient ainsi dans un modèle oligopolistique, où deux établissements dominent largement la compétition : Louis-le-Grand et Sainte Geneviève. Ceci contredit les propos du directeur du concours, qui expliquait dans la presse en 2014 que ces déséquilibres « ne sont pas dus au concours lui-même, mais à ce qui se passe en amont ». Oui, les inégalités se creusent fortement en amont mais le concours en bout de piste porte également sa part de responsabilité :  l’École se doit d’agir afin de renverser la tendance.


Pour un concours plus neutre socialement

La Sphinx salue le travail de François et Berkouk qui utilise des méthodes quantitatives pour analyser et mettre en valeur les inégalités au sein même de l’École polytechnique. Cette démarche est à rapprocher de la précédente étude de la Sphinx sur les biais de genre dans les choix d’orientation des élèves polytechnicien·ne·s. Au delà de la contribution académique à la sociologie de l’éducation, cette étude nous alerte d’autant plus que certains acteur·rice·s, enseignant·e·s comme étudiant·e·s, ne perçoivent pas le décalage entre le profil sociologique d’une promotion d’élèves de l’École polytechnique et l’ensemble de la population. Lorsque l’on pose aux élèves de la promotion X2017 la question suivante : « Selon toi, quelle est la répartition des admis à l’X selon qu’ils viennent des classes populaires, classes moyennes ou classes supérieures ? », la moitié des sondés sur-estiment la proportion de classes moyennes et populaires en la plaçant à au moins 40 %, au lieu de 20 % comme les données de François et Berkouk nous apprennent.

En plus d’exclure la majorité de la population, l’entre-soi social créée l’impression chez les élèves que cette situation relève d’un ordre naturel. Celle-ci renforce l’illusion de légitimité du pouvoir qu’elles et ils pourront ensuite exercer pendant leurs carrières. Ce sentiment d’avoir mérité son statut  « d’élite de la nation », au détriment d’autres personnes aux origines sociales plus modestes (qui seraient simplement moins intelligent·e·s ou talentueux·ses) est très dangereux car il repose sur des prémisses élitistes et arrogantes et conduit à créer une caste séparée du reste de la société. Reconnaître la contingence de sa sélection et la chance d’avoir eu accès à une formation de haut niveau rendue possible par la collectivité est le premier pas vers une prise de conscience de l’importance de la cohésion sociale.

Depuis cinquante ans, le concours ressemble de plus en plus à un parrainage où l’institution coopte des membres dont les propriétés sociales sont conformes à ses attentes. Les biais identifiés dans cette étude trouvent leur origine dans le format spécifique du concours, qui est entièrement à la discrétion de la direction de l’établissement. Les résultats de cette étude ont été présentés par leurs auteurs devant le comité exécutif de l’École polytechnique il y a deux ans. Jusqu’à présent, aucun changement notable du format du concours ne semble avoir été envisagé en conséquence.

Il est possible d’inverser cette dynamique par des mesures qui augmenteront la mixité sociale des nouvelles promotions accueillies à l’École. La Sphinx avance ici ses propositions et invite vivement la direction de l’École à se saisir enfin de cet enjeu crucial.

  1. Transférer le concours de Polytechnique (qui est actuellement constitué d’épreuves spécifiques, communes uniquement avec les ENS) vers le concours commun Mines Ponts, afin d’augmenter le nombre et la diversité des candidat·e·s qui n’auraient pas à postuler spécifiquement l’X ou aux ENS, dont le prestige est source d’autocensure.
  2. Augmenter la part du recrutement universitaire français pour arriver à 50 % d’élèves recruté·e·s à l’université dans les promotions (en comptant les élèves étranger·e·s).
  3. Afin de casser l’oligopole de la préparation au concours, imposer à chaque établissement (public ou privé sous contrat) d’accueillir au plus deux classes préparatoires étoilées par filière. Les classes étoilées sont des classes qui préparent spécifiquement aux meilleurs concours, l’X en particulier. À titre d’exemple, le lycée Louis-le-Grand propose quatre classes de MP*. Cette mesure dépend du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche plutôt que de l’École polytechnique, mais nous la jugeons extrêmement efficace, et ses conséquences en terme de diversité des élèves dépassent le seul cadre de l’X.
  4. Rendre accessible à tou·te·s les candidat·e·s de la manière ouverte l’ensemble des sujets et corrigés d’exercices d’oral des années précédentes en les publiant en ligne sur le site du concours.
  5. Donner un caractère plus technique, plus proche de ce qui se fait dans les autres banques de concours, à l’une des deux épreuves écrites de mathématiques, par exemple l’épreuve Maths B (spécifique à l’X).
  6. Concernant l’oral, veiller à ce que chaque exercice posé ne soit proposé à différent·e·s candidat·e·s que pendant une seule journée (et non plusieurs jours d’affilée, voire plusieurs semaines)  pour éviter que les sujets d’oraux ne soient connus à l’avance par les candidat·e·s venant de classes qui organisent une collecte en temps réel des sujets.
  7. Lorsque les sujets utilisent des notions hors-programme, veiller à ce que celles-ci ne fassent pas toujours partie du même sous-ensemble connu et bien délimité en diversifiant les sources d’inspiration des concepteur·rice·s du concours.

Ces mesures ne pourront être efficaces que si elles sont couplées avec une politique active pour réduire la ségrégation sociale dans l’ensemble des classes préparatoires. L’étude d’une telle politique dépasse le cadre de cet article et ne relève pas de la compétence de l’École polytechnique.

Matthieu Lequesne et Denis Merigoux pour la Sphinx

Références

[1] François, Pierre, et Nicolas Berkouk. « Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique », Sociologie, vol. vol. 9, no. 2, 2018, pp. 169-196.

[2] Albouy Valérie, Wanecq Thomas. Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles suivi d’un commentaire de Louis-André Vallet. In: Economie et statistique, n°361, 2003. pp. 27-52.

[3] Bourdieu, Pierre. « Reproduction culturelle et reproduction sociale. » Social Science Information 10.2 (1971): 45-79.

[4] Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin. « Agrégation et ségrégation [Le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir]. » Actes de la recherche en sciences sociales 69.1 (1987): 2-50.

[5] Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Evolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 1995.

[6] Enquête PISA 2015.

[7] Étude du CEPREMAP, Filles et maths, une équation insoluble.

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