Alors que Polytechnique célèbre les 50 ans de la féminisation de l’École, les étudiantes restent confrontées à des actes sexistes tout au long de leur scolarité. Bien que la situation se soit améliorée ces dernières années, une récente enquête auprès des élèves vient rappeler cette réalité. Au moment où une nouvelle promotion d’élèves arrive sur le campus, les négociations sont en cours pour un nouveau plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Ce plan doit être ambitieux, à la hauteur des attentes des étudiant·es. 

La Sphinx vous propose un billet en deux parties. Vous trouverez ci-dessous une analyse des résultats de l’enquête et une comparaison avec d’autres enquêtes similaires. Dans un second billet, nous détaillons les mesures que nous jugeons nécessaires pour un plan d’action à la hauteur de la gravité des faits.

Contexte de l’enquête

En octobre 2021, une enquête auprès des étudiant·es de CentraleSupélec révélait l’existence d’une centaine d’agressions sexuelles et de viols au sein de l’école d’ingénieur·es au cours de l’année écoulée. Ces révélations ont secoué les autres établissements, dont Polytechnique. L’X avait déjà eu son lot de révélations accablantes en 2017, documentées par Mediapart. Suite à ces témoignages, un groupe de travail avait rendu un rapport très complet en 2018.

Depuis 2017, la situation s’est améliorée. Plusieurs recommandations du rapport de 2018 ont été mises en place : nomination de référent·es mixité clairement identifié·es, création de dispositifs d’accompagnement et de signalement, amphis de sensibilisation… L’X s’est progressivement conformée aux recommandations du ministère des armées et du ministère de l’enseignement supérieur, faisant suite au mouvement #MeToo. Surtout, le niveau de sensibilisation des étudiant·es a significativement évolué. Ces avancées sont le fruit de la mobilisation conjointe des étudiant·es, des enseignant·es et chercheur·ses et de la direction.

Néanmoins, depuis le déploiement de ces mesures, il n’y a jamais eu d’enquête d’envergure permettant de mesurer leur efficacité. Lors du conseil d’administration de juin 2019, où était présenté le nouveau plan d’action pour la diversité (incluant la lutte contre les violences sexistes et sexuelles), le directeur général déclarait : “L’École polytechnique est de plus en plus sollicitée pour rendre des comptes, et ceux qui souhaitent avoir connaissance des actions engagées ne sont pas dans une totale bienveillance. L’École polytechnique est soupçonnée de refuser de traiter les problèmes au bon niveau. Il lui faut apporter la démonstration du contraire, avec des indicateurs, un contrôle et un suivi méthodique présentés sous la forme d’un tableau de bord. […] Chaque année, un compte rendu sera réalisé devant le Conseil d’administration (en juin) afin de présenter le tableau de bord.” Nous n’avons pourtant pas trouvé de trace d’un tel tableau de bord ou d’une quelconque mention dans les comptes rendus de juin 2020 et juin 2021, ni dans les autres séances du conseil d’administration.

Finalement, fin 2021, à la suite des révélations de la situation à CentraleSupélec, les étudiantes de Polytechnique se sont mobilisées pour obtenir qu’une enquête soit menée auprès des élèves de l’École. Cette enquête a fait l’objet d’un travail de concertation inédit entre les étudiantes, des membres du personnel (enseignant·es, chercheur·ses, psychologues et personnel militaire) et la direction de l’École et a abouti à un questionnaire faisant consensus, qui a été diffusé à l’ensemble des élèves. Nous saluons l’implication totale des étudiantes ainsi que des équipes de l’École qui ont permis à cette enquête de voir le jour. 

L’enquête a été diffusée à l’ensemble des étudiant·es des programmes bachelor, master et cycle ingénieur de Polytechnique. Sur les 3424 étudiant·es invité·es à répondre, 1714 ont répondu entièrement à l’enquête. Les élèves du cycle ingénieur représentent l’écrasante majorité de l’effectif répondant.

Les résultats de l’enquête

Les résultats de l’enquête ont été présentés le 3 mars 2022. Ils sont disponibles publiquement.

> Lire les résultats complets de l’enquête tels que présentés par Polytechnique.

Comme on pouvait s’y attendre, ces résultats révèlent l’existence de nombreux faits de violences sexistes et sexuelles. À la question “Durant votre scolarité, quelqu’un.e a-t-il, sans votre consentement, touché vos seins ou vos fesses, vous a coincé.e pour vous embrasser, s’est frotté.e ou collé.e contre vous ?”, 174 personnes répondent positivement sur les quelque 1700 répondant·es. C’est en particulier le cas de 23 % des femmes ayant répondu. Par ailleurs, 11 personnes déclarent avoir été victimes d’un viol, dont 10 femmes (sur environ 500 répondantes).

Extrait des résultats de l’enquête présentés par Polytechnique aux étudiant·es le 3 mars 2022.

Ces chiffres absolus doivent nous alerter et demandent qu’une réponse forte et immédiate soit apportée. Mais avant de détailler les mesures qui pourraient permettre de lutter efficacement contre ces actes graves, nous souhaitons essayer de les comparer avec d’autres données similaires disponibles.

Comparaison avec d’autres enquêtes

Il est difficile d’interpréter ces chiffres sans éléments de comparaison. C’est la première enquête de ce genre à Polytechnique. Les questions posées lors de cette enquête sont inspirées de celles de l’enquête VIolences et RApports de GEnre (VIRAGE) de l’INED, conformément aux recommandations du Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Nous saluons ce choix méthodologique de la part des organisateur·rices de l’enquête.

Comparaison avec l’enquête VIRAGE-Universités

Le point de comparaison le plus pertinent consiste à mettre les résultats en parallèle avec ceux de l’enquête VIRAGE-Universités réalisée par l’INED auprès d’étudiant·es de quatre universités françaises Cette comparaison a un double avantage : d’une part, elle représente une population équivalente (même classe d’âge, statut étudiant) ; d’autre part, les questions sont presque identiques et la méthodologie solide. Nous obtenons le résultat ci-dessous.

Lecture : À la question “Durant votre scolarité à l’École polytechnique, vous a-t-on fait des propositions sexuelles insistantes malgré votre refus ?”, 11,3 % des étudiantes de Polytechnique ayant répondu au sondage ont répondu “oui, au moins une fois”. Données VIRAGE-Universités tirées de l’article Les violences subies dans le cadre des études universitaires, tableaux 5 A et B, les données des quatre universités ont été agrégées à proportion des effectifs répondants. Certaines questions de l’enquête à Polytechnique n’apparaissent pas dans l’enquête VIRAGE. Pour les données mises en parallèle, les questions sont presque identiques mais peuvent différer dans certains termes.

Plusieurs différences existent cependant. D’abord, l’enquête à l’X porte sur toute la durée de la scolarité, alors que l’enquête VIRAGE-Universités porte sur l’année écoulée. En moyenne, les étudiant·es ayant répondu au sondage ont passé 24 mois à Polytechnique. En première approximation, à supposer que ces événements se répartissent uniformément dans le temps, il faudrait donc multiplier les chiffres de VIRAGE-Universités par un facteur 2 avant toute comparaison. De plus, les données de l’enquête VIRAGE-Universités datent de 2015-2016. On peut supposer que la place croissante des violences sexistes dans le débat public depuis 2017 induit une augmentation des réponses positives dans les enquêtes de victimation. Enfin, le contexte d’étudiant·es d’une grande école vivant sur un campus isolé est différent de celui des étudiant·es concerné·es par l’enquête VIRAGE-Universités.

Néanmoins, il faut constater que pour les faits les plus graves (agressions, attouchements, viols), en particulier chez les femmes, les cas signalés à Polytechnique sont nettement supérieurs aux résultats de l’enquête VIRAGE-Universités. Il est également intéressant de noter que chez les hommes également, pour certains actes le nombre de cas signalés est bien supérieur à la population étudiante générale.

Comparaison avec l’enquête CVS

Un deuxième point de comparaison possible est l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS). Il s’agit d’une enquête de population générale de l’INSEE, à caractère obligatoire. Une partie de cette enquête porte sur les violences sexuelles. Les dernières données publiées datent de 2019.

Les résultats de cette enquête permettent d’obtenir des chiffres fiables sur le nombre de personnes victimes de violences sexuelles et de viols ou tentatives de viol sur une année. L’enquête donne les chiffres pour les femmes de 18 à 75 ans, et indique également la proportion de femmes de 18 à 29 ans parmi les victimes.

Afin de comparer avec les données de Polytechnique, observons les chiffres qui concernent cette population (femmes de 18 à 29 ans). Un rapide calcul permet d’obtenir la proportion de femmes victimes de violences sexuelles et de viol.

À nouveau, l’enquête CVS porte sur l’année écoulée, alors que l’enquête de Polytechnique porte sur l’ensemble de la scolarité, donc il convient de prendre en compte cette différence en doublant les chiffres de CVS avant de comparer. Malgré cela, on observe que la proportion de cas assimilables à des violences sexuelles ou viols est bien supérieure à celle observée dans la population générale.

Comparaison avec l’enquête de l’observatoire étudiant des VSS

Enfin, un dernier point de comparaison possible, plus récent, est l’enquête menée en 2019 par l’Observatoire étudiant des violences sexistes et sexuelles, auprès de 10 000 étudiant·es. La population visée est donc plus proche de celle de l’enquête à l’X. Mais la méthodologie de cette enquête est très différente. Il s’agit d’une initiative d’une association étudiante qui n’a pas la même ambition que l’INED ou l’INSEE. Les questions sont volontairement différentes de l’enquête VIRAGE, ce qui apporte des résultats complémentaires mais limite la possibilité de comparaison. De par son mode de diffusion (via les réseaux sociaux), cette enquête possède un biais important concernant les personnes ayant été informées de son existence, et donc ayant eu la possibilité d’y répondre. 

Nous citerons néanmoins les résultats suivants avancés par les auteur·rices : au cours de leurs études, parmi les personnes ayant répondu à l’enquête, 20 % de femmes, ont été victimes de contact physique non-désiré, contre 5 % des hommes ; 11 % des femmes ont subi des violences sexuelles, contre 5 % des hommes ; 5 % de femmes ont été victimes de viols, contre 1 % des hommes.

Malgré l’écart méthodologique entre cette enquête et celle réalisée à Polytechnique, nous pouvons constater que les ordres de grandeur des résultats des deux enquêtes correspondent.

Conclusion

Cette nouvelle enquête est une initiative vertueuse et bienvenue, qui permet de documenter précisément la situation à l’École polytechnique. Elle révèle la gravité de la situation : une dizaine de cas assimilables à des viols, plus d’une centaine de cas assimilables à des agressions sexuelles. 

Il est difficile de comparer ces données, car les enquêtes similaires diffèrent, soit par leur méthodologie, soit par la population visée. Il serait particulièrement intéressant de répéter cette même enquête régulièrement dans le temps pour étudier l’évolution sur cette population. Le travail de comparaison avec les données les plus pertinentes disponibles montre néanmoins que les chiffres observés à Polytechnique sont supérieurs à ceux qu’on observe en population générale, et également sur la population étudiante, en particulier pour ce qui concerne les actes les plus graves. On note également un nombre particulièrement élevé d’actes non consentis au sein d’un rapport consenti, chiffre pour lequel nous n’avons pas trouvé de point de comparaison mais qui démontre le travail important qu’il reste à réaliser sur la notion de consentement.

Il faut également noter le taux extrêmement élevé de cas rapportés de propos ou attitudes problématiques à caractère sexuel, ainsi que de comportements d’exhibitionnisme. Ces chiffres traduisent le climat de sexisme ambiant toujours présent. Ces offenses sexistes, qui participent à une ambiance propice à des actes encore plus graves, doivent également être vigoureusement combattues. Pour finir, une question à la fin de l’enquête montre que 53% des répondant·es déclarent n’avoir pas été au courant de l’existence de tels faits, et celles et ceux qui en avaient entendu parlé ont été peu nombreux·ses à se tourner vers les structures de signalement existantes.

Les actes d’offenses sexistes et de violence sexistes et sexuelles à l’École polytechnique sont nombreux, et ce malgré les différents dispositifs déjà mis en place depuis 2017. Au-delà des données quantitatives, des témoignages réguliers d’étudiantes dans le journal des élèves rapportent de nombreux cas de propos sexistes, et parfois de situations de harcèlement ou d’agression sexuelle. Cette situation n’est pas tolérable et cette nouvelle enquête montre que le dispositif actuel est loin d’être suffisant. Ces nouveaux résultats doivent inciter l’ensemble des parties prenantes à s’accorder sur un plan d’action d’une ampleur bien plus significative.

> Lire notre second billet (à venir dans les prochains jours) : nos recommandations pour un plan d’action ambitieux contre les violences sexistes et sexuelles

Virginie Do, Thibault Juillard, Matthieu Lequesne, Nilo Schwenke et Clara Vergès pour la Sphinx

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