Résumé

Depuis deux ans, l’École polytechnique a mis en place une enquête annuelle sur les violences sexistes et sexuelles (VSS) ayant pour objectif de de de mesurer l’évolution de ces violences au cours du temps. Nous avions analysé l’an dernier les résultats de l’enquête 2022 portant sur les années 2019 à 2021. L’édition 2023 de cette enquête, dont les résultats sont sortis le 22 février, ne portait quant à elle que sur les faits s’étant produits durant l’année 2022.

Ces résultats montrent une stagnation voire une hausse des faits de violence. En particulier, les étudiantes sont toujours entre 2 et 3 fois plus susceptibles d’être victimes que les étudiants, et ce en dépit du volontarisme affiché en la matière lors de la célébration des 50 ans de féminisation de l’École. Les faits les plus graves (attouchements, viols) demeurent également en proportions inchangées.
D’autre part, la comparaison avec l’enquête VIRAGE-Universités montre une prévalence deux à trois fois supérieure par rapport à la population étudiante en général.

Par ailleurs, nous constatons que le recours aux dispositifs mis en place par l’École demeure insuffisant, avec seulement 6,5% des cas de violences ayant fait l’objet d’un signalement.
Cette sous-déclaration s’explique selon nous par un manque d’indépendance des instances mises en place, ou du moins le fait qu’elles soient perçues comme telles.

Nous préconisons le renforcement des mesures actuelles en délégation auprès de structures extérieures spécialisées et indépendantes. L’accent doit être mis sur la formation et la prévention, ainsi que sur l’incitation et l’accompagnement à la dénonciation des actes de violences.

Nous rappelons enfin que seule une politique de tolérance zéro est à même de garantir la sécurité et le bien-être de l’ensemble des étudiant·es.


Alors que l’École polytechnique (l’X) a célébré l’an dernier les 50 ans de la féminisation de l’École, les étudiant·es restent confronté·es à des actes sexistes tout au long de leur scolarité. Bien que la situation se soit améliorée ces dernières années, les récentes enquêtes menées auprès des élèves viennent rappeler cette réalité. Après une première enquête menée en 2022 qui avait fait état de faits nombreux et graves, une deuxième enquête a été menée en 2023 afin de mesurer les évolutions au cours du temps. Cette initiative, désormais annuelle, fait partie du plan d’action de l’École contre les violences sexistes et sexuelles, ce que nous saluons. Cependant, les récents résultats montrent de manière inquiétante très peu d’évolution depuis l’année passée, remettant en question les actions mises en place.

Dans cet article, nous analysons dans un premier temps les résultats de la récente enquête, et nous détaillons dans un second temps nos propositions pour un plan d’action contre les violences sexistes et sexuelles ambitieux et à la hauteur de la gravité de la situation.

Contexte

Depuis maintenant plusieurs années, l’École polytechnique a mis en place de nombreux dispositifs pour prévenir et mieux prendre en charge les situations de violences sexistes et sexuelles (VSS), notamment des référent·es dédié·es et bien identifié·es, et la mise en place d’amphis de sensibilisation. En 2022, suite à une enquête similaire menée à Centrale-Supélec, l’École a diffusé auprès des élèves une enquête sur les VSS au sein de l’École. Cette enquête, dont La Sphinx a analysé les résultats, avait révélé des faits nombreux et graves, appelant une réaction immédiate. Depuis plus d’un an, L’École travaille à la mise en place d’un plan d’action contre les VSS, dont les versions successives ont été jugées trop peu ambitieuses aussi bien par les étudiant·es que par les administrateurs et administratrices. La nouvelle édition de l’enquête, dont les résultats viennent d’être rendus publics, montre peu d’évolutions. Ces résultats mettent en lumière la distance entre les ambitions affichées par la direction et la réalité des faits. Le plan d’action le plus récent reste vague et incomplet, et manque notamment d’indicateurs précis ainsi que d’un budget bien identifié. La communication de l’École (l’X) et de l’Institut polytechnique de Paris (l’IPP) sur ce sujet crucial reste lacunaire, tant en externe qu’en interne. On peut ainsi relever que la présentation des résultats de l’enquête a fait l’objet de très peu de communication auprès des étudiant·es et n’était pas obligatoire. Il est possible, et urgent, de s’accorder sur un plan ambitieux à la hauteur de la gravité des actes.

Un tel plan d’action doit prendre en compte l’environnement spécifique de l’École. Le fort poids des traditions d’une école militaire fondée en 1794, qui baigne encore aujourd’hui dans un cadre militaire rigoureux, discipliné et hiérarchique, impose une forme de conformité sociale à tou·tes les étudiant·es. La vie en communauté par sections sportives (30 personnes en moyenne) impose de facto certaines normes – organisation de soirées, préparation partagée des repas – et perpétue les traditions. Ce climat d’entre-soi est renforcé par l’existence d’associations étudiantes (les binets), à l’identité très forte. Ce mode de vie peut, dès les premiers mois, conduire à l’exclusion sociale de certain·es étudiant·es ne souhaitant pas y participer. De plus, l’environnement militaire et traditionnel, perçu comme masculinisé, contribue à entretenir une mixité limitée, ce qui en retour renforce les mêmes perspectives masculines. De manière générale, ce manque de diversité des perspectives conduit à de nombreux stéréotypes et préjugés.

  1. Analyse des résultats du questionnaire VSS version 2023

À première vue, l’édition 2023 de l’enquête semble indiquer une baisse globale des cas de violences sexistes et sexuelles à l’École polytechnique. Cependant, cette édition porte uniquement sur les faits s’étant produits durant l’année 2022, contrairement à la précédente édition, qui portait sur l’ensemble de la scolarité à l’École Polytechnique (l’X), soit 24 à 36 mois selon les promotions ayant répondu au sondage. Malgré cette différence de périmètre, il reste possible de tirer certains enseignements de la comparaison entre ces deux enquêtes.

Tableau 1: Comparaison des résultats de l’enquête menée en 2023 et portant sur l’année 2022 avec l’enquête menée en 2022 et portant sur l’ensemble de la scolarité à l’X, soit la période allant de 2018 à 2021 au moment du questionnaire (24 mois – ou 36 mois pour les X18 qui représentaient 15,8% des répondant·es)

Lecture : pour la question “Durant l’année 2022, à l’Ecole Polytechnique ou pendant les stages en lien avec votre scolarité à l’X, vous a-t-on fait des propositions sexuelles insistantes malgré votre refus ?” répondent par “Oui” 5,0% des femmes et 2,0% des hommes. Les réponses aux deux dernières questions n’étant pas genrées, nous avons décidé de donner le même résultat pour les femmes et pour les hommes. 
N.B.: L’enquête qui porte sur la période « Scolarité » correspond à une période de 24 mois,  contrairement à l’enquête « 2022 » qui porte sur uniquement sur 2022 (12 mois).

Tout d’abord, ainsi que déjà mis en évidence lors de la précédente enquête, les femmes restent plus victimes d’actes de violences que les hommes, entre 2 et 3 fois plus selon les questions. Ce ratio n’a connu aucune évolution significative depuis un an. Malgré des progrès sur la féminisation de l’ensemble des cursus de l’École, les jeunes femmes représentent en moyenne 24% des étudiant·es, et 18% au sein du cycle ingénieur. Cette mixité très limitée, associée à des stéréotypes de genre encore bien présents, contribue à entretenir une asymétrie dans les relations entre étudiants et étudiantes, au détriment de la sécurité des étudiantes.

De manière tout aussi inquiétante, le recours à la cellule HDVS (Harcèlement, Discriminations, Violences à caractère Sexuel ou sexiste) et aux différent·es interlocuteurs et interlocutrices identifié·es reste stable et très bas, avec seulement 6,5% des cas de violences ayant fait l’objet d’un signalement. Nous sommes conscient.es des mécanismes qui peuvent empêcher les victimes de témoigner et se tourner vers ces services. En effet, et comme indiqué dans la récente enquête, plus du quart des victimes qui ne témoignent pas n’ont pas de connaissance claire sur la notion de consentement, et plus d’une sur 5 a peur d’être isolée, de blesser l’auteur.rice voire même peur de représailles. Il est problématique que l’École ne propose toujours pas des formations de sensibilisation obligatoires autour de la question du consentement, et pour décrypter les mécanismes et les dynamiques psychologiques derrière les violences sexistes et sexuelles. Ces efforts de pédagogie sont indispensables afin que chacun.e puisse mettre les mots sur les actes dont ils et elles ont pu être victime ou témoin, et décider de rapporter ou pas les faits en toute connaissance de cause. Il est regrettable de constater qu’aucun progrès n’a été réalisé en un an sur ce point, en dépit des actions engagées par l’École.

Il est également possible de réaliser une comparaison approximative entre les deux enquêtes en divisant par deux les chiffres de l’enquête portant sur 24 mois pour les comparer à l’enquête portant sur 12 mois. En appliquant cette méthode, pour l’ensemble des questions, les résultats de la récente enquête ne montrent dans le meilleur des cas aucune évolution, voire une augmentation concernant les actes de moqueries, mépris, rabaissement, humiliation et insultes en face ou au téléphone, les faits de diffamation en ligne, ainsi que les propos et les attitudes à caractère sexuel qui ont mis mal à l’aise les étudiant·es, et témoignent malheureusement de la relative banalisation de tels comportements au sein de l’École. De manière particulièrement inquiétante, les faits les plus graves (attouchements, viols) demeurent en proportions inchangés.

Tableau 2 : Comparaison entre les résultats de l’enquête menée par l’École Polytechnique en 2023 portant sur l’année 2022 et celle de VIRAGE – Universités

Lecture : pour la question “Durant l’année 2022, à l’Ecole Polytechnique ou pendant les stages en lien avec votre scolarité à l’X, vous a-t-on fait des propositions sexuelles insistantes malgré votre refus ?” répondent par “Oui” 5,0% des femmes et 2,0% des hommes.

Un autre point de comparaison intéressant est l’enquête VIRAGE-Universités, également réalisée sur 12 mois auprès d’étudiant·es à l’université en France (voir tableau 2). Ainsi que nous l’avions détaillé dans un précédent article il y a un an – Violences sexistes et sexuelles à Polytechnique : analyse des résultats de l’enquête – les étudiant·es à Polytechnique sont deux fois plus victimes d’actes de violences sexistes et sexuelles par rapport à la population générale étudiante. Ces chiffres sont d’autant plus inquiétants que l’enquête VIRAGE date de 2015-2016, et qu’on pourrait donc s’attendre à une amélioration des chiffres suite aux nombreuses évolutions des 5 dernières années, notamment le mouvement #MeToo.

En conclusion de cette première partie, nous ne pouvons que constater que, même après la première enquête et après plusieurs promesses de la part de l’École d’un plan d’action ambitieux, les résultats sont toujours aussi inquiétants. Il est ainsi crucial que l’École s’engage dans une ligne claire et efficace qui prenne en considération la nature et l’ampleur de ces actes de violences sexistes et sexuelles au sein de son environnement, en mettant en place un plan d’action à la hauteur des enjeux. Les actions nécessaires sont de deux types : d’une part, les actions de prévention, pour éviter l’occurrence de tels actes, et, d’autre part, les actions en réaction, pour prendre en charge et accompagner les victimes. Depuis 2017, l’École polytechnique s’est professionnalisée sur le second volet, s’appuyant sur l’expérience des cadres militaires, en particulier celles et ceux issu·es de la gendarmerie. L’établissement est en mesure d’accompagner juridiquement une personne souhaitant porter plainte. Du travail reste à accomplir concernant l’accompagnement psychologique des victimes. Surtout, l’environnement (vie de promotion, entre-soi, manque de confiance dans le dispositif) fait que de nombreuses victimes ne souhaitent pas porter plainte, ni même témoigner des faits auprès de la cellule HDVS. L’établissement doit être capable d’accompagner ces personnes et de donner confiance dans le dispositif, afin que les actes répréhensibles soient rapportés et sanctionnés. Concernant le volet prévention, la situation est beaucoup moins satisfaisante. Des amphis consacrés à ce sujet ont bien été introduits aux moments-clés du cursus, et c’est une très bonne chose. Mais, au vu des faibles progrès réalisés en un an, il est nécessaire de passer à l’échelle supérieure. En se basant sur les retours d’expérience des personnes concernées et sur l’analyse des rapports publiés sur cette question depuis 2017, La Sphinx a identifié plusieurs éléments-clés qui nous paraissent nécessaires pour un plan d’action à la hauteur des enjeux.

  1. Les propositions de La Sphinx pour un plan d’action à la hauteur des enjeux.

Nous avons identifié 5 axes pour un plan d’action contre les violences sexistes et sexuelles à l’École polytechnique que nous développons dans la suite de l’article:

  1. Des formations pour tou·tes
  2. Des intervenant·es qualifié·es pour une prise en charge plus globale
  3. Des initiatives répétées et régulières 
  4. Des actions plus inclusives
  5. Un engagement fort et continu de la direction

Des formations pour tou·tes

Les formations, demandées par les étudiant·es, s’inscrivent pleinement dans le rôle de l’établissement. Au-delà de leur impact sur la vie étudiante, ces formations auront des conséquences sur l’ensemble de la communauté et de la vie à Polytechnique.

Leur importance a bien été reconnue par l’École et inscrite dans le plan d’action, et nous nous en réjouissons. Nous souhaitons néanmoins rappeler que ces formations doivent être obligatoires, et avoir lieu à différents moments-clés de la scolarité : amphi de sensibilisation à chaque rentrée, ateliers en petits groupes animés par des professionnels extérieurs lors du tronc commun, formation de second niveau pour les personnes impliquées et responsables associatifs. Si des amphis de sensibilisation ont bien été organisés, le volet formation reste encore peu développé. Des formations sont proposées par les élèves eux-mêmes, mais sans caractère obligatoire, et la formation des responsables associatifs est encore balbutiante. Il est important que ces différents moments de formation servent à démontrer l’engagement conjoint des différentes parties prenantes (direction, cadres militaires, corps enseignant et étudiant·es), mais aussi la collaboration avec des associations extérieures. Nous soulignons tout particulièrement ce dernier point, qui est pour l’instant peu présent dans les actions mises en place. L’École a par exemple déjà mis en place un dispositif similaire pour la prévention des risques liés à l’alcool, ce qui prouve la faisabilité d’un tel dispositif. De nombreuses associations proposent ce type de formation, tel que le réseau VSS-Formation, spécialisé sur ce sujet en particulier dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR), et auquel font appel de nombreuses écoles et institutions.

Nous préconisons également que ces formations puissent être plus directement intégrées, ou du moins reconnues, au sein du cursus polytechnicien. Ainsi, étant donné que la prévention passe par l’implication bénévole de nombreux·ses étudiant·es, il nous paraît important que la direction pense à valoriser cette implication par tous les moyens possibles, par exemple à travers la note DFHM annuelle (Direction de la Formation Humaine et Militaire) qui évalue l’implication des étudiant·es dans la vie de promotion, ou encore à travers les prix « Outstanding Investment » et « Outstanding Leadership » décernés en fin de scolarité aux étudiant·es les plus investi·es. Outre les formations spécifiques à la prévention des violences sexistes et sexuelles, il semble également souhaitable d’introduire des modules d’enseignement académiques sur des thématiques liées (parité, diversité, lutte contre les discriminations, etc.), par exemple parmi les séminaires d’humanités et sciences sociales ou dans les cours de management.

Enfin, il nous paraît nécessaire de rappeler qu’il est essentiel de former sur ces questions l’ensemble des personnes au contact des étudiant·es (personnel civil et militaire, enseignant·es, chercheur·ses). Ce travail est déjà en partie accompli, notamment depuis la mise en place du plan d’action égalité femmes-hommes pour le personnel en 2021. Il doit être poursuivi. En particulier, les psychologues de l’École devraient également faire l’objet d’une formation spécifique pour pouvoir accueillir et traiter au mieux les victimes, mais également sensibiliser à ces enjeux les élèves reçu·es en consultation pour que les élèves victimes puissent plus rapidement s’identifier comme tel·les, plutôt que de vivre des années de traumatisme avant de mettre le doigt sur la cause de leur mal-être. Nous pensons également souhaitable que les membres de la direction participent à des formations pour cadres exécutifs, à l’instar de l’ensemble du personnel.

Des intervenant·es qualifié·es pour une prise en charge plus globale

L’ensemble des propositions que nous discutons dans cet article nécessitent un pilotage pérenne. Il faut, à ce titre, que la direction de l’École recrute un personnel à temps plein dont la fiche de poste requiert explicitement un diplôme ou une formation spécifique sur ces sujets. De plus, cette personne devra autant que possible être extérieure à l’écosystème polytechnicien, afin de pouvoir porter un regard neuf et distant qui puisse vaincre l’inertie des traditions et des habitudes délétères. L’École a par ailleurs la chance de disposer, parmi ses personnels militaires, de personnes issues de la gendarmerie ayant une solide formation en droit et en accompagnement des victimes. Ces cadres militaires ont déjà su montrer leur efficacité dans le rappel des lois, ainsi que leur compétences dans les parcours d’accompagnement des victimes.

Néanmoins, ces seules ressources, bien que précieuses, ne peuvent constituer en elles-mêmes une solution à la hauteur du problème. Une prévention en amont doit être menée par des personnels extérieurs compétents sur ces sujets. De plus, un travail de fond sur l’écoute et le recueil de la parole des victimes doit être mené pour que celles-ci osent témoigner en confiance. Les personnels militaires précités doivent évidemment y être associés eu égard à leurs compétences, mais des associations et professionnel·les spécialisé·es, mandaté·es par l’École, doivent être les interlocuteur·rices privilégié·es des victimes. Le plan d’action propose de communiquer sur les différents recours possibles, mais met en avant des partenariats institutionnels (police, cellule d’aide de l’armée de Terre) ou avec une association générale d’aide aux victimes (Mediavipp 91). Ces propositions sont louables, mais il est nécessaire d’en élargir le champ à des associations spécialisées dans la prise en charge des victimes de violences sexistes et sexuelles, notamment dans l’enseignement supérieur, et d’identifier au sein de ces différentes structures des personnes relais, en contact avec l’École, permettant la meilleure prise en charge possible des victimes. Le recours à des intervenant·es extérieur·es, tels que des associations spécialisées et des professionnel·les des enquêtes de victimation, est également souhaitable dans le cadre de la réalisation des différentes enquêtes auprès des étudiant·es. Il faudrait, en particulier, veiller à ce que les données soient confiées à un acteur tiers de confiance, garant de l’anonymat. Ce rôle peut être joué par une structure associative. Les résultats des différentes enquêtes devraient faire l’objet d’une présentation annuelle obligatoire devant les étudiant·es, devant le personnel et devant le Conseil d’administration.

Enfin, le cadre militaire, spécifique à l’École, amène des points de vigilance particuliers. L’entre-soi induit par le casernement des élèves, et la culture militaire exaltant une virilité à bien des égards toxique favorisent les actes d’agression. Dans le même temps, l’esprit de corps, renforcé par le devoir de réserve et le sentiment de honte des victimes dans un milieu confiné où les effets de réputation jouent à plein, renforcent l’omerta et, partant, la double peine que subissent les victimes. Il est donc nécessaire que les procédures civiles, indépendantes de la hiérarchie militaire et le plus extérieures possible à la vie de l’École, soient promues pour recueillir et faire remonter la parole des victimes. Ce dernier point est notablement absent du plan d’action, qui met l’accent sur les procédures et sanctions disciplinaires en interne. Bien que ces dernières aient leur importance, en particulier pour éloigner la victime de son agresseur au sein de l’École, elles ne peuvent être suffisantes dans le cas de faits pénalement répréhensibles, et sont par nature limitées au temps scolaire. Il est donc indispensable d’accompagner les victimes dans leurs parcours judiciaire. De plus, les procédures internes ne peuvent se limiter à des sanctions pour l’agresseur. Il est primordial de prendre en compte l’état psychologique de la victime, et de faciliter des aménagements du cursus si nécessaire: changement de cours, de section sportive voire de stage, étalement de la scolarité, facilités pour rattraper des examens, etc.

Des initiatives répétées et régulières

Il est important que les étudiant·es soient sensibilisé·es de manière fréquente à ce sujet, et que l’ensemble des procédures mises en place soient répétées annuellement.

Nous avons déjà mentionné la nécessité de conférences d’information obligatoires à différents stades du cursus. En particulier, la période du stage de première année ne fait actuellement l’objet d’aucun dispositif spécifique alors qu’elle nécessite une attention spéciale. À ce moment de la scolarité, les étudiant·es, qui viennent de rejoindre l’École, sont envoyé·es en stages civils ou militaires aux quatre coins de la France (et, dans certains cas, du monde), après un mois de formation militaire initiale. Les élèves se retrouvent dans une situation qui les rend particulièrement vulnérables, car elles et ils se retrouvent seul·es, loin de leurs repères, avant même d’avoir pu établir une nouvelle socialisation au sein de leur promotion. Que ce soit dans un cadre civil ou militaire, beaucoup d’étudiant·es se retrouvent confronté·es à des situations plus ou moins graves de sexisme, voire de violences sexuelles. Or, celles et ceux-ci n’ont souvent pas connaissance des dispositifs existants dans leurs structures d’accueil. De plus, leur lien avec l’École est souvent trop ténu, et passe uniquement par la hiérarchie militaire ; par conséquent, elles et ils osent peu se tourner vers l’École. Il est donc nécessaire de renforcer les dispositifs pendant cette période. Une lettre de sensibilisation envoyée aux structures d’accueil est à l’étude, et c’est une bonne mesure.

Il est également nécessaire d’informer les étudiant·es, avant leur départ en stage, des dispositifs existants à l’École, au sein de l’organisme d’accueil et au niveau national (numéro vert “Écoute Défense”, ou cellule Themis, par exemple). Ainsi, en complément des interlocuteur·rices déjà identifié·es par l’X pour les actes ayant lieu sur le campus, il conviendrait d’identifier des associations présentes au niveau national vers lesquelles les élèves peuvent se tourner lors des périodes de stage. Une attention particulière doit être portée aux affectations proposées aux étudiant·es. Il semble indispensable de s’assurer du respect des bonnes pratiques de la structure d’accueil, qu’elle soit civile ou militaire, et, en particulier, de la possibilité pour le ou la stagiaire de faire remonter d’éventuels faits de violence. Afin que les élèves reçoivent ces informations dans de bonnes conditions, nous proposons l’organisation d’une réunion d’information virtuelle obligatoire (l’École dispose désormais des outils numériques pour le faire) dans les premiers mois de stage, après la période déjà trop chargée de l’incorporation (rentrée des élèves à l’École polytechnique avant le début de formation militaire initiale). Le changement de stage doit également être proposé en cas de nécessité. Cette dernière mesure ne doit pas se limiter aux élèves en stage, mais doit également être déclinée pour les étudiant·es sur le campus, en leur offrant la possibilité de changer de classe, de casert (logement) et de section sportive.

En parallèle des réunions d’informations, des campagnes d’affichage doivent être organisées régulièrement. Nous recommandons un rythme bi-annuel, avec une campagne en septembre (rentrée) et une en avril (arrivée des nouvelles promotions). Ces campagnes doivent prendre la forme d’affichages dans les bâtiments d’enseignement, dans les locaux associatifs et dans les logements. De telles campagnes pourront également bénéficier à l’ensemble des personnels travaillant à l’École polytechnique. Comme toutes les campagnes de sensibilisation, les thèmes mis en avant ainsi que la forme (informative ou campagne choc) devront varier régulièrement. Les visuels d’information pourront être décidés par les étudiant·es impliqué·es ainsi que les référent·es égalité du personnel, en consultation avec des associations ou cabinets spécialisés.

Enfin, il conviendrait de disposer d’indicateurs fiables pour mesurer l’évolution de la situation et l’efficacité des dispositifs déployés. Nous saluons la réédition de l’enquête sur les violences sexistes et sexuelles en 2023, et souhaitons que cette initiative soit pérennisée. Nous pensons toutefois qu’il est possible, et nécessaire, d’aller plus loin. Plus précisément, nous estimons qu’il convient d’organiser des enquêtes réparties de la manière suivante. Au début du tronc commun (avril), une enquête à destination des élèves en première année, portant spécifiquement sur la formation reçue lors de la rentrée à l’École, la formation militaire initiale ainsi que les stages. À la même période, une enquête similaire à celle qui vient d’être faite pour les étudiant·es de deuxième et troisième année. Il faut ajouter à cette enquête des modules concernant l’état de santé psychologique des étudiant·es, les violences sans caractère sexuel, et les discriminations ou violences anti-LGBT+. Nous détaillons notre revendication sur ce dernier point dans le prochain axe.

Par ailleurs, il faut considérer que de nombreuses personnes ne signalent pas les faits dont elles ont été victimes pendant leur scolarité, soit parce qu’elles ne se sentent pas suffisamment en confiance pour le faire dans cet environnement, soit parce qu’elles n’ont pas nécessairement pris conscience des faits. Plusieurs ancien·nes étudiant·es ont témoigné que c’est seulement après avoir quitté le campus qu’ils ou elles ont réussi à qualifier ce à quoi ils ou elles avaient été confronté·es. Pour cette raison, nous pensons qu’il serait souhaitable d’organiser une enquête visant l’ensemble des élèves d’une promotion après la remise des diplômes. De plus, l’association des ancien·nes élèves doit jouer un rôle d’accompagnement pour tout·e ancien·ne élève souhaitant rapporter des faits dont elle ou il aurait été victime durant sa scolarité.

Des actions plus inclusives

Un angle mort important, aussi bien au niveau des enquêtes que des actions, est la prise en charge spécifique des violences envers les personnes LGBT+. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que le recueil de données sensibles comme l’orientation sexuelle ou l’identité de genre est en principe interdit. Cependant, de telles informations peuvent être recueillies si les participant·es à une enquête donnent leur consentement, et certaines restrictions ne s’appliquent pas aux associations luttant contre l’homophobie et la transphobie. Ainsi, d’après les chiffres du binet Moonlight, l’association LGBT+ de l’École, 11,4% des étudiant·es s’identifient comme des personnes LGBT+ (chiffres de 2016). Il n’est pas acceptable que plus de 10% des élèves soit complètement laissés de côté dans la prise en charge des violences sexistes et sexuelles.

Ce manque de ciblage est d’autant plus problématique qu’il peut mener à une sous-estimation de la gravité des violences sexistes et sexuelles subies par les personnes LGBT+. Une étude de l’INED menée en 2020 a mis en lumière que les personnes homosexuelles ou bisexuelles sont entre 5 et 10 fois plus victimes de violences sexuelles que les personnes hétérosexuelles, pour les femmes comme pour les hommes. Au vu de tels chiffres, il est indispensable que l’École intègre la dimension de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre dans ses futurs questionnaires, afin de pouvoir quantifier les violences et comprendre la nature des actes subis. En effet, la sous-représentation des personnes LGBT+ dans les statistiques officielles ne permet pas de proposer des actions de prévention et de réaction dédiées. Il est nécessaire d’analyser et de comprendre les causes de ces violences, afin de pouvoir proposer des actions spécifiques, notamment des formations adaptées contre l’homophobie et la transphobie.

Un engagement fort et continu de la direction

Le plan d’action ne peut être efficace que si le sujet apparaît comme une priorité de l’équipe de direction et est traité comme tel. La question des violences sexistes et sexuelles doit continuer à faire l’objet d’un point d’information annuel au Conseil d’administration. Nous saluons également les efforts qui ont été faits pour pérenniser la diffusion du questionnaire sur les VSS, mais ce questionnaire peut et doit servir à définir des indicateurs précis et chiffrés sur lesquels l’École pourra s’appuyer pour évaluer l’efficacité des politiques mises en place, comme l’École le fait d’ailleurs dans de nombreux autres domaines (plan climat, contrat d’objectifs et de performances, schémas directeurs, suivi des classements internationaux, etc.).

L’École doit également s’engager à se constituer partie civile aux côtés des victimes qui souhaitent engager des poursuites judiciaires. Toute sanction prononcée pour des faits de violences sexistes et sexuelles doit faire l’objet d’une communication à l’ensemble des étudiants et personnels (tout en conservant l’anonymat de la personne sanctionnée et des victimes) afin de réaffirmer la politique de tolérance zéro de l’établissement et rappeler les dispositifs de signalement de d’accompagnement existants. Cette communication est importante pour montrer que les dispositifs fonctionnent et que les signalements sont suivis d’effet. Enfin, il faudrait que cette communication émane directement du plus haut niveau (présidence ou direction générale), pour rappeler que ces problèmes sont traités avec la plus grande gravité par les instances dirigeantes de l’École.

Enfin, il n’existe pas à ce jour de ligne budgétaire dédiée à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Des actions ont été financées ces dernières années, notamment sur des appels à projet, mais il nous paraît primordial de pérenniser ce budget, comme c’est le cas pour la prévention contre l’alcool. Nous évaluons le budget nécessaire à environ 100 k€ annuels, répartis entre ~60 k€ pour le financement d’un poste équivalent temps plein (ETP) dédié à la lutte contre les VSS, et ~40 k€ pour financer des formations, la réalisation de campagnes de sensibilisation, l’accompagnement par des cabinets ou associations spécialisées, l’organisation d’événements autour de la question des violences sexistes et sexuelles, et tout dispositif de sensibilisation qui sera jugé utile. Nous évaluons par exemple à 25 k€ par promotion le coût d’une demi-journée de formation par petits groupes de 20 personnes, en nous basant sur les prestations proposées par VSS-Formation. De manière générale, l’argent dédié à la lutte contre les VSS doit être alloué en concertation avec les étudiant·es engagé·es et les référent·es parité du personnel, avec une partie du budget (que nous évaluons à 5 k€) dont l’usage serait à la discrétion seule des étudiant·es.

Conclusion

En proposant ces mesures, nous espérons contribuer à la rédaction d’un plan ambitieux et pérenne de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Celui-ci doit faire l’objet d’une concertation large, impliquant les élèves et les enseignant·es et chercheur·ses de l’établissement, ainsi que les anciennes et anciens élèves qui se sont mobilisé·es sur ces questions au cours des dernières années, et que nous tenons à saluer pour leur courage et leur dévouement. Nous nous tenons à l’entière disposition de l’ensemble des parties prenantes pour mener à bien ce chantier. Quelles que soient les mesures retenues, nous tenons à réaffirmer l’impérieux besoin de sanctuariser un budget dédié et reconduit chaque année, ainsi que des moyens humains dédiés et compétents pour que de véritables avancées puissent avoir lieu.

Signataires: Nilo Schwencke, Clara Vergès, Quentin Louis, Thomas Vezin et Bastien Cuq pour La Sphinx

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