L’École polytechnique est depuis longtemps tiraillée entre son double statut d’établissement
d’enseignement supérieur et d’institution militaire. La vie associative des élèves, bien que
très largement comparable à celle des autres écoles d’ingénieurs, est parfois sujette à des
interventions directes de la direction militaire de l’École. Cette fois-ci, c’est l’association
LGBTQ+ qui fait les frais d’une censure. Interpellée par les élèves, la direction a peiné à
trouver une justification légale à cette décision. Nous dénonçons un acte que nous jugeons
arbitraire et homophobe, à l’encontre de la liberté d’expression des élèves et des valeurs de
tolérance et de diversité de l’École.

Les faits

Commençons par rappeler les faits. Le binet XY, association LGBTQ+ de l’École
polytechnique, devait organiser une conférence intitulée « Politiques des sexualités » le mardi
23 avril, avec comme intervenant Sylvain Tousseul, philosophe et psychanalyste,
enseignant-chercheur à l’Université Paris Diderot. Pour en faire la promotion, l’association
avait décidé de diffuser, lors de la semaine du 15 avril, une affiche illustrée de l’œuvre
« Kissing Coppers » de l’artiste britannique Banksy, reproduite ci-dessous. Cette affiche a été
diffusée sur Facebook et envoyée par mail ; elle a été imprimée et les membres de
l’associations s’apprêtaient à l’afficher sur les emplacements dédiés aux activités élèves
dans les couloirs de l’établissement.

Jeudi 18 avril, suite à la diffusion électronique de l’affiche, le chef de corps contacte les
membres du bureau de l’association pour les informer que la direction décide d’interdire
l’affiche, sur décision du directeur général. L’illustration serait inappropriée pour être affichée
sur le campus. Les membres du bureau du binet XY demandent à le rencontrer, lui signifient
leur désaccord et demandent que la position de la direction soit réévaluée. Le directeur
général maintient sa décision. Étant contraints de conserver une forme de communication
sur l’événement à venir, le binet XY décide de remplacer dès le lendemain l’affiche originale
par une affiche similaire où l’œuvre de Banksy est barrée d’un signe « CENSURÉ ». La
conférence a bien eu lieu à la date prévue et a fait salle comble, avec un public également
venu des autres établissements universitaires du campus.

L’affaire faisant débat, après une semaine de tergiversations et d’explications fluctuantes, le
23 avril la direction finit par s’expliquer et justifie l’interdiction par le fait que l’intimité
prononcée visible entre deux personnes en uniforme n’était pas considérée adéquate dans
une institution militaire (justification rapportée le lendemain dans le journal des élèves par
un membre de l’association). La présidence de l’École n’a fait aucun commentaire, malgré
une sollicitation de la part du binet XY.

Une censure inavouée et inacceptable

Dans cette histoire, le déroulé des faits interpelle. La décision d’interdire l’affiche a été prise
juste après sa diffusions par mail, quelques heures avant son affichage prévu sur les murs
de l’École. La présence d’une affiche ne constitue pas un danger imminent nécessitant une
réaction préventive. Dès lors, si l’interdiction a été si prompte, c’est que la direction devait
avoir une bonne raison. Cependant, malgré les sollicitations, c’est seulement une semaine
plus tard que le motif de l’interdiction a finalement été communiqué, après un refus de
reconsidérer la décision.

Cette censure ne peut se justifier au vu du fonctionnement habituel de l’École et de ses
associations étudiantes. En premier lieu, la direction militaire a reproché au binet XY de ne
pas avoir demandé d’autorisation de diffusion ​ a priori. Or ce reproche n’a pas lieu d’être : la
communication par affiches est un procédé utilisé toutes les semaines par les différentes
associations et aucune n’a jamais eu besoin de demander une validation auprès de la
direction. Cette justification revient donc à imposer arbitrairement un mode de
fonctionnement différent pour l’association LGBTQ+. Autrement dit, il s’agit d’une
discrimination homophobe.

Suite au débat qu’a suscité cette décision, la direction semble avoir compris que cet
argument n’était pas recevable, puisque le motif officiel finalement communiqué à
l’association porte sur le respect de l’uniforme militaire. Outre le fait que cet argument arrive
un peu tard et laisse sceptique sur les motivations réelles qui ont poussé à la censure, cette
justification ne tient pas non plus si l’on se réfère aux usages habituellement en vigueur à
Polytechnique. Dans la culture polytechnicienne, les différents uniformes militaires sont
régulièrement utilisés, dans le cadre de productions artistiques des élèves, à portée interne.
En témoignent les nombreux clips tournés par l’association de cinéma de l’école, mettant en
scène des personnes en uniforme dans toutes les situations possibles et imaginables, qui
n’ont jamais suscité la moindre réaction de la part de la direction militaire. En outre, il
convient d’interroger l’usage fait par l’École de l’image de son propre uniforme à des fins
purement mercantiles. La direction des relations internationales, récemment devenue
« direction du marketing et des relations internationales », décline l’image du grand uniforme à
toutes les sauces pour faire la promotion de formations payantes proposées par
l’établissement (formations ayant lieu dans un cadre civil, donc sans rapport aucun avec
l’uniforme). La question de l’image de l’uniforme militaire est donc un argument à géométrie
variable, qui ne semble poser réellement problème que lorsque l’image militaire est associée
à une représentation de l’homosexualité. Cet argument ​ a posteriori n’est donc pas plus
valable que le précédent et relève une fois de plus d’une discrimination homophobe.
L’explication défendue par la direction est d’autant moins acceptable qu’elle inverse les
rôles. Selon l’argument de la direction, les membres de l’association LGBTQ+ sont
coupables d’avoir voulu transgresser les règles de la bienséance et se sont fait rappeler à
l’ordre par leur hiérarchie. À croire qu’elles et ils devraient s’estimer heureuses.x de ne pas
écoper de sanction. Cette inversion des rôles est inacceptable, elle place le binet XY dans
une position de coupable et nuit ainsi à la communauté LGTBQ+. Il convient donc de
reposer les termes du débat : ici, le binet XY est bien victime d’une censure de la direction.

La lutte contre les discriminations à l’X :
des annonces, mais aucune politique

Cette affaire a probablement pour origine une erreur de jugement de la part de cadres
militaires. Il semble que la réaction se soit faite dans la précipitation et certaines personnes
ont pu confondre leurs convictions personnelles avec des motivations légales. À toutes fins
utiles, rappelons que l’homophobie n’est pas une opinion, c’est un délit. Mais la faute réelle
réside dans le refus de reconsidérer la décision, après contestation par l’association, ce qui
fait de cette censure un choix réfléchi, motivé selon nous par de l’homophobie

Ceci illustre l’ambiguïté de la position actuelle de l’École dans la lutte contre les
discriminations envers les minorités et populations discriminées. La communication externe
de l’École a beau mettre en avant une volonté d’engagement sur ce terrain, cette volonté
affichée disparaît lorsqu’il s’agit de passer à des actions concrètes. Alors que le Ministre de
l’Éducation Nationale lançait en janvier un plan de lutte contre les discriminations
homophobes et transphobes en milieu scolaire, et que la Ministre de l’Enseignement
Supérieur appelle à la reconnaissance du prénom d’usage pour les étudiant·e·s transgenres,
trop peu est fait par la direction de l’École polytechnique pour soutenir les élèves LGBTQ+,
quand celle-ci ne va pas carrément contre elles et eux. La censure de l’affiche, dont on
doute fortement qu’elle serait advenue avec la représentation d’un couple hétérosexuel,
illustre la LGBTQ-phobie ordinaire d’une direction en décalage avec ses étudiant·e·s comme
avec la société. La direction peine à reconnaître la diversité de ses élèves, que certain·e·s
puissent faire partie de communautés discriminées ou souhaiter leur apporter leur soutien.


La Sphinx salue le travail réalisé par le binet XY et se félicite du succès de la conférence, qui a paradoxalement pu profiter des réactions suscitées suite à cette censure. Nous dénonçons et déplorons cette décision arbitraire et souhaitons rappeler à la direction que les élèves de l’École doivent pouvoir jouir pleinement de leur liberté d’expression, dont la seule limite est définie par la loi. Les associations d’élèves et la communication qui y est associée représentent l’École dans sa diversité, dont nous réaffirmons que nous souhaitons qu’elle reflète autant que possible celle de la société. Nous en sommes encore loin et chaque recul sera dénoncé.

Matthieu Lequesne, Nilo Schwenke et Clara Vergès pour la Sphinx

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