En Juin 2024, lors de la remise des diplômes de la promotion X2019 du cycle ingénieur polytechnicien, des élèves ont pris la parole pour rendre visible les oppressions qui sont reproduites à l’X, et souligner leurs liens avec le reste de la société et la montée du fascisme.
Avec l’accord des auteurs et autrices du discours, nous le reproduisons ici pour participer à l’amplifier. La version vidéo du discours y est également disponible. Les auteurs et autrices appellent les polytechnicien·nes à les soutenir en signant une pétition ici.
Ce discours, auquel ont participé deux polytechniciens membres de la Sphinx, donne à voir les raisons pour lesquelles la Sphinx existe, et agit jusqu’à ce jour. En parlant de la condition des femmes à l’X, de celle des élèves étrangers, et de celle des élèves LGBT+, le discours fait écho à nos articles et propositions sur les violences sexistes et sexuelles, nos camarades internationaux, et l’homophobie persistante à Polytechnique.
Discours prononcé le 14 juin 2024 lors de la remise de diplôme des X19, avec la participation de Lou Méchin, Ahmed Amine Anzali, Bastien Cuq, Adam Poupard, Léo Bulckaen, Justine Duval, Eléonore Chenevois, Louis Cousturian et Mustapha Kaddouri.
Stop aux discriminations à l’X
Chers camarades, professeur·es et invité·es,
C’est dans l’humilité de nos expériences personnelles, et riche de nos seuls doutes que nous souhaitons vous faire part d’un malaise qui nous habite.
Ce passage est à la mémoire de notre camarade polytechnicien, Mohamed Amine Nazih, décédé à l’X l’année dernière.
EIX, élève international polytechnicien, est un mot qui m’a essentialisé dès mon arrivée à l’X. Pour vous, c’est peut-être simplement une lettre qui change dans un acronyme. Pour moi, c’est un fossé, une catégorisation, un glissement d’élève international vers étranger. Dès l’inkhôrpo, nous sommes confronté·es à une marée de différenciations, dont le magazine hors-série de l’École de mars 2023, IK EIX, témoigne. Pour n’en citer que quelques-unes :
● l’exclusion de certaines traditions de l’École qui fondent une grande partie de l’identité polytechnicienne,
● les préjugés aux relents racistes et coloniaux qui remettent en cause l’intelligence des personnes racisées,
● les rappels répétitifs du recours aux saisies en cas de retard de paiement des frais de scolarité.
Cette relégation systémique de l’étranger·ère à un·e “autre” dont la réalité quotidienne est discréditée dans les rares occasions où elle est écoutée, ne s’arrête pas qu’à la loi d’immigration à l’Assemblée Nationale, elle prend aussi ses racines ici, à Polytechnique. Avons-nous, élèves étrangers, vraiment notre place ici ? Comment peut-on prétendre à l’excellence lorsque l’inclusion reste une aspiration, et la violence du clivage une réalité ?
Le racisme, tous·tes responsables.
18% c’est le chiffre de notre promo, un taux de féminisation qui stagne depuis 10 ans. Alors que certain·es se résignent face à cette apparente fatalité, nous voudrions mettre au jour les conséquences d’une telle inégalité.
Dès la Courtine, des propos et des comportements inacceptables à l’égard des étudiantes sont signalés. Le cadre militaire ancre un machisme qui sera perpétué tout le long de notre scolarité : les femmes à l’X se font couper la parole, sont objectifiées et hypersexualisées.
Malgré leur représentation plus importante dans les associations, les polytechniciennes sont bien souvent assignées à des postes et binets stéréotypés. Cette surreprésentation associative ne saurait masquer une invisibilisation partout ailleurs : un seul des quatorze amphithéâtres de l’école porte le nom d’une scientifique.
En sortie d’école, le résultat est frappant : les femmes manquent à l’appel dans les recrutements pour les corps de l’État. Elles manquent également à l’appel des postes à haute responsabilité. Il n’y a par exemple que 3 femmes à la tête d’entreprises du CAC40.
L’entre soi masculin des classes dirigeantes est façonné entre les murs de l’X. Nous saluons la féminisation de certains rôle symbolique de l’écosystème des X, mais elle ne doit pas constituer un cache-sexe embarrassant face à l’ampleur du fossé à combler : la prise au sérieux des violences sexistes et sexuelles. Ouvrons les yeux dans toutes les sphères et combattons ces violences.
Le sexisme, tous responsables.
Jamais très loin des clichés de l’armée, l’École polytechnique fait perdurer les discriminations à l’encontre des personnes LGBT. L’encadrement militaire en est un vecteur de choix, mais l’homophobie ne s’y limite pas. Alors en effet, on est rarement ouvertement traité de “sale pédé” à l’X. Il faut savoir se tenir quand on est Polytechnicien.
L’homophobie n’en demeure pas moins réelle et face à elle, l’identité LGBT reste en majorité cachée en particulier lorsqu’elle concerne les femmes ou l’identité de genre. Insidieuse et discrète, parfois les LGBT-phobies sont aussi décomplexées et toujours intolérables – certains cadres se permettent encore de désigner des élèves comme des “tafioles”, tandis que des élèves tagguent leur haine sur les murs.
Car comme tous les comportements s’écartant d’une norme dictée par les classes dominantes, l’identité LGBT est tolérée du moment qu’elle reste discrète, qu’elle n’est pas revendicative. Par contre, dès qu’il s’agit de la brandir comme fier symbole d’identité, la cause LGBT divise. Comme la lutte féministe, les questions LGBT perturbent un ordre social solidement établi à l’X et dans la société en général.
Les LGBT phobies sont bien présentes à l’X, et penser qu’elles appartiennent au passé est
dangereux.
La LGBT-phobie, tous.tes responsables
Nous sommes l’élite de la nation. Nous devons agir en responsabilité, être des leaders fort·es, répondre au peuple dont les cris appellent un héros. On nous l’a dit, on se l’est dit, on l’a chanté, en y croyant plus ou moins. Nous, fier·es détenteurs·rices bientôt d’un diplôme et déjà d’un réseau qui ouvre des portes, nous serions prédestiné·es à diriger, à expliquer aux gens comment mieux faire.
Les expert·es de l’Etat et les directions des grands groupes font ça aussi : réfléchir, comprendre et imposer. Chacun a son rôle : les ingénieur·es ça optimise, les inventeur·ices ça invente, les financier·es ça finance et les ordres ça descend, et tout ça est neutre, n’est-ce pas ?
Et si nous prenions quelques instants pour lever le nez du guidon ? Si nous réfléchissions aux conséquences de notre activité en tant qu’ingénieur·es polytechnicien·nes, de nos optimisations, de nos inventions et de nos financements ? Si l’on se mettait à écouter vraiment les autres et leurs idées, leurs besoins, leurs envies, non pas pour les convaincre ou de mieux les dominer, mais plutôt pour les considérer ? Si finalement, il existait une rationalité au-delà de notre vérité technocrate ?
De tels constats vont sûrement à l’encontre de la vision de la rationalité qu’ont certain·es d’entre nous, forgé par la prépa. Mais au fond, la méthode scientifique n’est-elle pas basée sur la controverse et la critique ? Cela nous demande de sortir de la posture du·de la polytechnicien·ne sachant·e, d’appréhender les rapports de force qui sous-tendent le statut quo, et d’engager une démarche authentique d’écoute plutôt que de jugement. Alors sachons rester fidèles à une des trois valeurs de notre devise : ne brandissons pas la science pour figer les dominations et perpétuer les erreurs du passé. Mobilisons-la au
contraire pour mieux analyser notre monde et son devenir, et pour accompagner l’émancipation du plus grand nombre plutôt que l’enrichissement d’une minorité.
Nous avons l’habitude de vouloir toujours plus vite, toujours plus efficace, mais jamais de voir autrement.
Culte de la tradition, culte de l’action, suspicion envers la critique et hostilité envers la diversité qu’elle implique, xénophobie, machisme, élitisme, culte du héros et sentiment de distinction. Qu’est-ce qui lie tous ces éléments dont nous nous sommes attachés à montrer les manifestations à l’X ? Ils sont la base commune des régimes devenus totalitaires pendant le XXe siècle, identifiée par Umberto Eco il y a maintenant 30 ans.
Cette accumulation de discriminations, quoique normalisées, doit questionner notre conception de l’altérité. La communauté polytechnicienne se fonde sur un univers de relations mondaines feutrées. La conséquence en est la sécession des élites, le creusement d’un fossé entre “nous” et “les autres”. Ce sont les mêmes sentiments qui sont aujourd’hui causes de la montée du fascisme.
Si nous vous en parlons aujourd’hui, c’est que le fascisme regagne de la vigueur depuis des décennies en France, brisant les solidarités, individualisant les solutions aux problèmes sociaux et nous montant les un.es contre les autres. En particulier ces dernières années la pénétration des idées d’extrême droite touche tous les pans de la société, notamment la classe bourgeoise.
Et, je n’ose imaginer ce que pourrait devenir une école militaire comme l’X sous un nouveau gouvernement fasciste et raciste. Il y a 80 ans, Jean Berthelot écrivait “L’École est entièrement dévouée au Maréchal, chef de L’État, totalement acquise à ses idées.”. Nos camarades juifs français étaient relégués au rang de “bis”, écartés pour leur appartenance ethnique et leur confession. Et les patrons étaient clairs : plutôt Hitler que le Front Populaire. Aujourd’hui, qui choisirons-nous ?
Le message que nous voudrions vous faire passer, chers camarades, chers parents, chère administration, c’est celui d’être attentifs aux altérités. Cela tombe bien, de nombreuses personnes n’attendent que d’être écoutées. Kanaks, Palestinien·nes, agriculteur·ices, aides de vie, personnels soignants et tant d’autres. Leur détresse ne rencontre qu’un silence gêné, et l’urgence de leur situation ne se heurte qu’à la froideur des affaires pressées des classes dominantes. Qu’il s’agisse des femmes, des personnes LGBT+, de citoyen·nes en difficulté, d’étranger·es; chacun·e mérite d’être écouté·e et notamment par nous. Faisons preuve d’empathie.
Nous l’avons montré : nous sommes aussi responsables de ces polarisations mais nous pouvons faire une vraie différence.
Alors aujourd’hui, mettons-nous au service d’un monde meilleur. Meilleur car radicalement différent. Meilleur car à l’écoute. Meilleur car sensible. Meilleur car humain.